Un peu partout, le subjonctif « voie » (que je voie, qu’il voie) est maintenant remplacé par la graphie « voit ». Et « voies » est devenu « vois », dans : que tu voies.
La faute est particulièrement fréquente dans les livres pour enfants, fussent-ils publiés par des éditeurs réputés.
Le lièvre joue un tour à l’éléphant et à l’hippopotame, ses persécuteurs… « Lièvre s’approche d’Hippopotame en prenant bien soin qu’on ne le voit point. » (Élisabeth Duval traduisant l’album de John Burningham Tir à la corde, éditions Kaléidoscope, 2013, p. 22 ou 24, non numérotée. Livre paru dans sa langue d’origine en 1968, sous le titre Tug of war.) Alliage d’une faute grossière et de l’affectation consistant à mettre point au lieu de pas. Conte un peu niais, dessins luxuriants, faussement juvéniles.
Un petit ours raconte la journée qu’il a passée avec son père en pleine nature : « Mais moi, j’avais envie qu’il [= papa] me voit sauter très haut. Alors je me suis mis en position. Un, deux, trois… On y va ! » (Adaptation française par « Mim » d’un texte de Sean Taylor, Mon tout petit ours, illustré par Emily Hughes ; éditions Milan, 2016, dix-septième page ; les pages de cet album ne sont pas numérotées.)
L’empereur d’Autriche Joseph II avait interdit que la pièce de Beaumarchais fût représentée à Vienne. Cela n’a pas empêché Mozart d’en proposer le sujet au librettiste Lorenzo Da Ponte :
« La version de Da Ponte gomme les critiques les plus virulentes de [sic] la noblesse, simplifie et raccourcit le texte de Beaumarchais si bien que Joseph II accepte finalement que l’opéra voit le jour. » (Les noces de Figaro, un opéra de Wolfgang Amadeus Mozart ; d’après le livret de Lorenzo Da Ponte, présenté par Timothée de Fombelle et raconté par Laurent Stocker, de la Comédie-Française, illustré par Olivier Balez ; éditions Gallimard Jeunesse Musique, collection Grand Répertoire, 2008, p. 54. Le livre est accompagné d’un CD qui permet aux enfants d’écouter un résumé de l’intrigue, écrit par Fombelle. Ce récit est entrecoupé de larges extraits de l’œuvre originale. J’ignore qui est l’auteur de la partie documentaire qui figure aux pages 54-55 et dont est extraite la phrase calamiteuse qu’on vient de lire.)
Le narrateur est un enfant qui n’a jamais vu d’herbe, ni rien de cette nature que son père, parfois, lui décrivait :
« Le lendemain [d’un jour où le héros-narrateur s’est plongé dans des livres montrant de vastes paysages bien verts], Gus, mon meilleur copain, vient me chercher. / – Il faut que tu vois ça ! il me dit en cachette. » (Ingrid Chabbert, Le dernier arbre, éditions Frimousse, 2015, p. 18, non numérotée. Belles illustrations de Raul Guridi.) « Ça », c’est un tout petit arbre, qui pousse derrière un muret (muret de pierre ? de béton ? l’auteur ne le dit pas ; la nature a disparu, l’univers urbain est partout).
Et voici la suite de ce texte, qui se lit trois pages plus loin : « On enfourne nos vélos et je le suis. Je le suis si longtemps que j’en ai mal aux mollets. » (Page 21, non numérotée.) Enfourcher est devenu enfourner. D’autres maladresses de langue sont à découvrir, dans ce grand album illustré en couleurs.
La faute se répand ailleurs que dans les livres pour enfants.
Georges Simenon avait épousé Régine Renchon, dite Tigy, en 1923 : « Après la guerre, Georges, Tigy et Marc [leur fils âgé de onze ans] traversent l’Atlantique pour <aller> vivre en Amérique. / En 1950, l’impensable : Georges décide de divorcer. Il en aime une autre, sa secrétaire, Denise, avec laquelle il aura trois autres enfants. Le divorce est prononcé à Reno, au Texas. Leur union conjugale aura duré vingt-six ans, deux mois et vingt-neuf jours. Georges obtient que Tigy vive à proximité de ses lieux de résidence afin qu’il voit son fils avec facilité. » (Biographie de « Tigy », figurant dans la section « Notices biographiques », qui complète la bande dessinée Joséphine Baker, dessins de Catel, scénario de José-Louis Bocquet ; éditions Casterman, collection Écritures, 2016, p. 514.)
« Après sa mort, il arrive qu’on voit en Bergson un philosophe académique [sic] dont il convient de se détourner, et sa pensée, pour une part passée dans le domaine commun, perd sa force incisive. C’est précisément elle qu’il convient de retrouver pour une lecture renouvelée de son œuvre. » (Extrait du texte imprimé sur la quatrième de couverture des Œuvres d’Henri Bergson, Librairie Générale Française, le Livre de Poche, collection Pochothèque, 2015, tome 1 et tome 2. Édition dirigée par Jean-Louis Vieillard-Baron.)
De la même façon, « croie » devient « croit ».
Dans la bouche de Georges Brassens, hélas : « Les “encor”, les “c’est bon”, les “continue” / Qu’ell’ crie pour simuler qu’ell’ monte aux nues / C’est pure charité […] / C’est à seule fin que son partenaire / Se croit un amant extraordinaire / Que le coq imbécile et prétentieux perché dessus / Ne soit pas déçu » (Quatre-vingt-quinze pour cent, chanson de 1972). Si l’on écoute la chanson telle qu’elle figure sur l’album Fernande, on y entend nettement Brassens lier le t de la forme erronée au son vocalique de l’article indéfini. Mais en concert il rectifie : on n’entend alors plus ce t intempestif, seulement celui, autrement légitime, du nom amant (lié à l’initiale d’extraordinaire).
Ce n’est pas la première fois que Brassens corrige après coup une faute qu’il avait commise dans la version originale d’une chanson. J’avais évoqué la chose (voir Voulons-nous que le participe passé devienne invariable ?) à propos de l’accord, omis puis rétabli, d’un participe passé dans un vers de La première fille.
Le remplacement de « croie » par « croit » apparaît sous la plume de bien des auteurs et des traducteurs actuels :
« – Je ne voudrais pas que tu crois que j’imagine un monde sans toi. » (Catherine Gibert traduisant John Green, Nos étoiles contraires, éditions Nathan, 2013 ; en collection Pocket Jeunesse, p. 351.) « Croies » est devenu « crois ». Et, deux pages plus loin, on voit surgir un « bien que je n’en avais pas très envie » du plus bel effet…
« [I]l faut régler la question Villepin. / Non que Chirac croit aux chances de son ancien Premier ministre [sic] à l’élection présidentielle de 2012. “Il fera 4 ou 5 % s’il se présente”, lui lançait un jour l’un de ses vieux compagnons. “Non, un peu plus : 5 ou 6 %”, a corrigé Chirac… Pas très glorieux en effet, mais suffisant pour créer [sic] une capacité de nuisance et empêcher le président sortant de faire la course en tête au soir du premier tour. » (Bruno Dive, Le dernier Chirac, éditions Jacob-Duvernet, 2011, p. 129.) La construction « non (pas) que… » commence à être suivie de l’indicatif : j’en reparlerai. Signalons, au passage, que l’orthographe réclame soit « son ancien premier ministre », soit « son ancien Premier Ministre ». Si on tient à majusculer ce groupe lexical, où l’adjectif précède le nom, on doit majusculer aussi le nom.
Dans un cabaret parisien, sous les yeux exorbités des clients et du détective Nestor Burma (narrateur), la belle Jacqueline Carrier fait un numéro d’effeuillage : « Dire que ce corps parfait, Paul LEVERRIER [sic] l’avait serré entre ses bras et qu’il s’était suicidé… Je comprenais que la propriétaire dudit corps ne croit pas cela possible. » (Texte extrait d’une bande dessinée réalisée par Nicolas Barral, Nestor Burma : Micmac moche au Boul’Mich ; d’après le roman de Léo Malet et d’après « l’univers graphique » de Tardi ; éditions Casterman, 2015, p. 20.)
L’amant de Jacqueline Carrier, un jeune étudiant en médecine nommé Paul Leverrier, s’est suicidé quelques jours auparavant. Jacqueline Carrier, dotée d’un corps parfait qui faisait les délices de son amant, ne peut croire que Paul se soit suicidé. En bon français : « Je comprenais que la propriétaire dudit corps ne crût pas cela possible. » Avant de substituer la forme de l’indicatif à celle du subjonctif, Barral s’est trompé de temps. Ce n’est pas le présent mais l’imparfait du subjonctif qu’il fallait mettre.
En cela, hélas (comme je disais à propos de Brassens), il n’a fait que suivre Malet, qui avait écrit dans son roman : « Bon Dieu ! dire que ce corps parfait, Paul Leverrier l’avait serré entre ses bras et qu’il s’était suicidé… Je comprenais qu’elle ne croie pas cela possible… » (Léo Malet, Micmac moche au Boul’Mich’, éditions Robert Laffont, 1957, chapitre III ; consulté dans l’édition de poche du Fleuve Noir, p. 51. On aura noté que Barral n’a pas conservé l’apostrophe qui marquait l’élision des dernières lettres du nom Michel – le Boul’Mich’ étant l’appellation familière du boulevard Saint-Michel.)
J’ai souvent remarqué que Léo Malet, avant d’adopter pour ses Burma le présent de narration, évitait l’imparfait du subjonctif dans les récits prenant pour temps de base le passé simple. Il y a pourtant des propositions où l’imparfait du subjonctif constitue le seul temps syntaxiquement pertinent (voir Le refus maniaque de l’imparfait du subjonctif).