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24 juillet 2011 7 24 /07 /juillet /2011 21:53

Dans certains cas, quand plusieurs substituts grammaticaux se succèdent, leur référent est très clair à l’écrit, mais certains d’entre eux se révèlent équivoques dès que leur désinence ne s’offre plus à notre regard, si le texte nous est lu par autrui. Le problème ne concerne pas seulement les substituts mais aussi les formes verbales, puisque certaines d’entre elles donnent des renseignements sous leur forme écrite, qui disparaissent à l’écoute.

« Son oncle Ian Rider lui avait enseigné les bases du vol à la tire. À l’époque ce n’était qu’un jeu. Alex venait d’avoir dix ans et ils visitaient Prague. » (Anthony Horowitz, Jeu de tueur, traduction d’Annick Le Goyat, éditions Hachette, 2003 ; Le Livre de Poche jeunesse, p. 105.) En anglais, la différence entre he et they est immédiatement perçue, alors qu’en français la différence entre il et ils n’est audible qu’à travers la désinence de certains verbes (ou à travers la liaison entre le s du pronom personnel et l’initiale du verbe quand celui-ci commence par une voyelle). Pour sauvegarder le naturel de la phrase d’origine, une légère transformation est donc souhaitable : « Alex venait d’avoir dix ans, Ian et lui visitaient Prague. »

Revenant de la manifestation à laquelle ils ont participé, les héros adolescents de L’amour frappe toujours deux fois se rendent dans leur bistrot familier, situé près de leur lycée. « Portant notre choix sur deux carrés de moleskine rouge bien tranquille [sic], nous nous sommes installés. Je me suis assis avec Steve, Nathalie et Thomas qui, contacté à l’aide de mon nouveau téléphone, nous avait rejoints. » (Stéphane Daniel, L’amour frappe toujours deux fois, éditions Rageot, 2010, p. 194.) Ce qu’on peut entendre n’est pas tout à fait conforme à ce qu’on lit. Pour que le sens de cette phrase soit moins dépendant de ce que nous apprend son contexte, l’auteur aurait pu écrire : « Je me suis assis avec Steve, Nathalie et Thomas. Ce dernier, contacté à l’aide de mon nouveau téléphone, nous avait rejoints. »

La phrase suivante non plus ne pose aucun problème de compréhension à celui qui la lit sur la page : « À la toute fin, Magda était au-dessus de lui. Il la regardait, possédée par une dernière vague de plaisir, plus brutale, extrême. » (Tobie Nathan, Qui a tué Arlozoroff ?, Grasset, 2010, p. 297.) En revanche, celui qui entend autrui la lire ne peut savoir si le participe « possédée » se rapporte au pronom sujet Il ou au pronom objet la. Pour dissiper cette équivoque, un léger changement de la construction est possible : « Il la regardait, tandis qu’une dernière vague de plaisir, plus brutale, extrême, la possédait. »

Bruno Clément, l’un des deux héros des Particules élémentaires, fait un cauchemar dans lequel il se voit transformé en porc. Il est perdu parmi tout un troupeau d’autres porcs, nageant dans une sorte d’égout aux parois de métal rouillé : « Ils luttaient dans l’obscurité et dans le silence, uniquement troublé par les brefs crissements de leurs sabots sur les parois métalliques. » (Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, éditions Flammarion, 1998 ; réédité dans la collection J’ai lu, p. 136.) Si le lecteur voit immédiatement que le participe « troublé » ne peut se rapporter qu’au nom silence, l’auditeur éventuel ignore si ce participe a été mis au singulier ou au pluriel. Ce participe ne se rapporterait-il pas au sujet de la phrase, ce pronom ils qui renvoie aux porcs évoqués précédemment ? Pour dissiper l’équivoque, il suffirait d’écrire ceci : « Ils luttaient dans l’obscurité et dans le silence, que troublaient uniquement les brefs crissements… »

Michel, le héros-narrateur de Plateforme, fait du tourisme en Thaïlande. L’un de ses compagnons de voyage, Robert, apprécie Michel, mais ce dernier garde ses distances : « Depuis le début du voyage, je l’avais noté, il s’imaginait que j’étais de gauche, et attendait l’occasion favorable pour entamer une conversation avec moi ; je n’avais aucune intention de me laisser prendre à ce petit jeu. » (Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, 2001 ; réédité dans la collection J’ai lu, p. 110.) Si on n’a pas la phrase sous les yeux, on doit attendre le dernier mot de la proposition (« moi ») pour comprendre que le verbe « attendait » est à la troisième personne et non à la première. Pour rendre la phrase plus claire, le pronom sujet aurait pu être répété : « il s’imaginait que j’étais de gauche, et il attendait l’occasion favorable ».

À l’aérodrome de Santa Cruz, Sean O’Brien prend congé du narrateur des Poneys sauvages. « Il attendit que j’eusse passé le contrôle et disparut. » (Michel Déon, Les poneys sauvages, Gallimard, collection NRF, p. 511.) Si la phrase n’est pas re-corrigée (je dis cela car il s’agit de l’édition parue en 2010, revue et corrigée avec une note de l’auteur), si l’on ne remplace pas « et disparut » par : « et il disparut », le lecteur qui entend lire le texte risque de comprendre : « Il attendit que j’eusse passé le contrôle et (que j’eusse) disparu. »

« Georges haussa les épaules et repartit dans la salle de bains. Le miroir réfléchit son visage bronzé, amaigri, aux yeux tirés mais barbouillé de savon, clownesque. » (Les poneys sauvages, 2010, p. 532.) Là aussi, il y a de fortes chances pour que celui qui entend lire comprenne autre chose que celui qui lit.

« C’était naguère la salle de l’Opéra royal, aménagée en amphithéâtre pour la Convention. Les rangées de banquettes s’étageaient jusqu’aux gradins bourrés de public, appuyées sur la paroi gauche, côté jardin. » (Patrick Rambaud, Le chat botté, roman, éditions Grasset, 2006, p. 16.) Il est impossible de comprendre cette phrase autrement qu’en la voyant écrite.

« Sur notre gauche […] se trouvait un long bâtiment de briques disposées en chevrons et enduit d’un crépi blanc, veiné de pans de bois blanchis par le temps. » (Anne Krief traduisant Dodie Smith, Le château de Cassandra ; Gallimard Jeunesse, 2004 ; réédition dans la collection Folio Junior, p. 47.) La syntaxe de cette phrase est uniquement destinée à l’œil. Pour obtenir une clarté complète, il faudrait écrire quelque chose comme : « un long bâtiment fait de briques disposées en chevrons et enduit… », pour que la conjonction de coordination puisse unir deux participes ayant une désinence audible.

Phrase à lire trois fois d’affilée pour être sûr d’avoir compris :

« Chloé représentait l’inverse exact des filles qui nous attiraient parce qu’elles correspondaient au modèle de fille qu’un étudiant de vingt ans avait à désirer : elle n’était pas étudiante, ne portait pas de jeans, ne parlait ni ne riait fort, n’avait pas le teint bronzé, n’était pas mince, n’était pas moderne. » (Pierre Jourde, Paradis noirs, éditions Gallimard, 2009, p. 50.)

D’emblée, le pluriel « elles correspondaient » se révèle inaudible à l’oral, de même que le singulier qu’on trouve dans « elle n’était » et dans les verbes qui suivent. Pour le reste, la difficulté de lecture vient surtout de ce que la subordonnée conjonctive introduite par la locution parce que, qu’il faut comprendre comme incluse dans la relative introduite par qui, est superflue. Elle ne fait qu’alourdir la phrase entière, sans apporter aucun renseignement indispensable. Pour dissiper toutes les ambiguïtés, il convient peut-être d’écrire : « Chloé était tout le contraire [plutôt que « l’inverse exact »…] d’une fille susceptible d’attirer un étudiant de vingt ans : elle n’était pas étudiante », etc.

Quand les accords sont conçus pour l’oreille en même temps que pour l’œil, c’est mieux.

 

L’extrait qu’on va lire illustre un problème qui relève de la même indifférence au rendu oral des textes :

« En février, revenant de Pologne, [Gilles] s’était enfermé pour ne plus quitter Pauline. On lui avait fait [= à Pauline] une nouvelle opération et, en creusant abominablement son ventre, on n’avait pu circonscrire le rayonnement de la mort. Le fruit d’abolition [= un cancer] s’était de nouveau développé. » (Pierre Drieu la Rochelle, Gilles, chapitre XI de la troisième partie ; éditions Gallimard, 1939, texte complété en 1942 ; collection Folio, p. 588.) L’auditeur entend : « on avait pu circonscrire… ».

Certes, le risque de mésinterprétation du passage auditivement équivoque est conjuré par la phrase affirmative qui suit, dans laquelle l’idée est reprise de manière plus explicite (le mot cancer avait été formulé à la fin du chapitre VIII de cette même troisième partie) ; pourtant, il aurait été judicieux d’écrire dès le début : « on n’avait pas pu circonscrire… ». Si l’adverbe de négation n’est pas perceptible par l’oreille autant qu’il l’est par l’œil, il convient de le renforcer en lui associant l’élément pas ou l’élément point.

Veillons toujours à chasser l’amphibologie, même lorsqu’elle n’apparaît pas dans l’écrit. Le soin apporté à la syntaxe doit permettre à nos écrits d’être oralisés sans qu’il y ait de pertes d’information. La syntaxe doit être pensée pour l’oreille.

Je repense à Flaubert soumettant chacune de ses pages à l’épreuve du « gueuloir ». Il devait y être poussé par plusieurs raisons, mais l’une d’elles devait être le besoin de vérifier s’il avait bien respecté ce principe.

 

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commentaires

B
<br /> Si, si, vous êtes un maniaque obsessionnel mais j'apprends plein de choses quand même ;-)<br /> <br /> <br />
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B
<br /> Merci de m'avoir fait découvrir le gueuloir de Flaubert !<br /> <br /> <br />
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F
<br /> <br /> Je suis heureux de vous lire, Baronne. Mes élucubrations ne vous paraissent donc pas trop tirées par les cheveux, je me plais à le constater !<br /> <br /> <br /> Comme vous devez l’avoir deviné, Flaubert est très important pour moi.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />