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11 août 2011 4 11 /08 /août /2011 14:48

J’ai énoncé un principe qu’on aurait pu appeler la règle des entités indivises, puis je me suis rendu compte que cette règle n’enfonçait pas des racines très solides dans le passé de la langue… Cette règle serait-elle une pure invention de ma part ?

Il paraît logique d’admettre la suppression du second de dans le syntagme : « le mariage d’X et Y », ou dans : « l’enfant d’X et Y », avais-je écrit.

Or j’ai fait des recherches sur quelques noms pouvant posséder deux compléments coordonnés, et l’examen du corpus de citations littéraires que je suis parvenu à rassembler me prouve qu’on a longtemps dit : « mariage d’X et d’Y », ou « alliance d’X et d’Y », et que cette manière de dire était même la norme :

« [I]l lui présente le mariage de Cymodocée et d’Eudore sous les auspices les plus prospères. » (Chateaubriand, Les martyrs, t. 2, 1810.) « Anne-Marie […] l’entreprit sur le mariage de Zélie Messance et de M. de La Vernadelle. » (Henri Pourrat, Gaspard des montagnes, 1930.) « Vers la fin de l’année j’appris le mariage d’Odile et de François. » (André Maurois, Climats, éditions Grasset, 1928 ; Le Livre de Poche, p. 124.) Cymodocée est épousée par Eudore, Zélie Messance par M. de La Vernadelle, Odile par François, et réciproquement.

Un dessin de Gil Baër, publié le dimanche 22 février 1891 à la une du Progrès illustré, supplément littéraire du Progrès de Lyon, est clairement légendé : « Le Mariage de Jeanne HUGO et de Léon DAUDET ».

D’autre part, autrefois comme aujourd’hui, lorsque le deuxième nom est précédé de l’article défini ou consiste en une périphrase, il est de toute façon nécessaire de répéter la préposition : « le mariage de la mer et du Doge » (Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe) ; « le mariage de Marie-Louise et de votre empereur » (Erckmann-Chatrian, Histoire d’un conscrit de 1813, 1864) ; « le mariage d’Isabelle et du Matamore » (Théophile Gautier, Le capitaine Fracasse, 1863).

Pour écarter les équivoques, on a préféré dire : « mariage d’X avec Y ». Le fait nous est confirmé par l’usage de beaucoup d’écrivains : « le mariage de son frère Jérôme avec Mlle Patterson » (Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe) ; « le mariage de l’infant de Castille avec la fille du duc de Lancastre » (Prosper de Barante, Histoire des ducs de Bourgogne) ; « le mariage de Napoléon avec Marie-Louise d’Autriche » (Stendhal, Souvenirs d’égotisme) ; « le mariage de Lucien avec Clotilde » (Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes) ; « le mariage d’un jeune infirme riche avec une vieille demoiselle lettrée » (Amiel, Journal intime) ; « le mariage de l’homme avec la pauvreté » (Péguy, L’argent) ; « le mariage de Robert avec Gilberte » (Proust, La fugitive). Bien sûr, rien n’empêche de placer le nom féminin en première position : mariage de Clotilde avec Lucien, etc. Il semble que, dans cette construction qui utilise avec, les deux termes placés en vis-à-vis ne sont pas mis exactement sur le même plan. Le premier terme renvoie à l’être sur lequel l’attention du lecteur est déjà focalisée.

Résumons.

Avant une époque récente, on n’aurait jamais écrit : « mariage d’X et Y » (je n’ai pas trouvé la moindre occurrence de cette construction dans le Trésor de la langue française). D’autre part, comme on était conscient de l’équivoque que pouvait faire naître la construction « mariage d’X et d’Y », la formulation la plus répandue était : « mariage d’X avec Y ». Cette construction qui utilise la préposition avec pouvait s’appliquer à d’autres noms : « alliance d’X avec Y », etc.

Et le mot divorce ? À l’époque où l’on parlait encore du mariage d’X et d’Y, n’aurait-il pas paru absurde de dire : « le divorce d’X et Y », comme tant de gens le font aujourd’hui ? Comme le fait par exemple François Rivière : « En mai 1969, le divorce d’Odette et Frédéric Dard est prononcé officiellement, il est même annoncé sur les ondes, ce qui ne plaît pas du tout au romancier. » (« San-Antonio de profil », par François Rivière, préface du volume 8 de l’intégrale San-Antonio, éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 2011, p. VIII.)

Par conséquent, dans le français normé d’autrefois, on aurait certainement écrit : « “En contrepartie de valeurs par nous reçues, nous promettons de payer à Arthur Case Wu et à Quincy Durant conjointement, sur présentation de ce billet, la somme de quarante-huit mille pesos philippins […].” » [Voir Existe-t-il une règle des entités indivises ? (1re partie), où l’extrait original est accompagné de sa référence précise.] Oui, on aurait certainement introduit dans la phrase l’adverbe conjointement : personne n’aurait laissé subsister une équivoque.

 

Mais si la règle des entités indivises est dénuée de fondement historique, est-elle dénuée de tout fondement rationnel ? À chaque fois que la non-répétition de la préposition permet de dissiper une équivoque, elle se défend d’elle-même. Ne pourrons-nous pas affirmer au moins cela ?

Il faut reconnaître que le phénomène ne date pas d’hier.

« Ségolaine fut bien obligée de m’avouer que, sitôt qu’elle avait eu le dos tourné, grand-papa avait sauté sur le téléphone et claironné la nouvelle à M. et Mme Chédeville. » (Jean Dutourd, Henri ou l’éducation nationale, éditions Flammarion, 1983, p. 249.) Au débouché d’une ligne téléphonique, en ce temps-là, le message pouvait atteindre deux destinataires simultanément. On se rappelle qu’il y avait le combiné oblong et incurvé, que décrochait une première personne, et qu’il y avait aussi, logé à l’arrière de l’appareil, un petit écouteur qui permettait à une autre personne de suivre la conversation sans y participer… Plus loin, le narrateur de ce roman nous dépeint sa sœur aînée Ségolaine, mineure, se sachant enceinte, et redoutant d’affronter le courroux parental : elle tente de se rassurer en se remémorant « l’attitude et les paroles de papa et maman depuis des années, l’image qu’ils avaient voulu nous donner d’eux […] » (Henri ou l’éducation nationale, p. 256). Fallait-il que les termes papa et maman se retrouvent grammaticalement soudés l’un à l’autre, alors que le récit a montré que ce père et cette mère forment un couple peu uni ? Le paradoxe a peut-être été voulu par l’auteur.

« Inscrit sur la liste rouge du Parti pour avoir révélé à un journaliste la retraite de Kruglov et Fedorov, il dut fuir, de pays en pays, le NKVD et les polices occidentales unissant leurs efforts pour le traquer. » (Michel Déon, Les poneys sauvages, « Édition revue et corrigée avec une note de l’auteur », Gallimard, collection NRF, 2010, p. 158.) Le texte était exactement le même dans l’édition de 1970. Manifestement, lesdits Kruglov et Fedorov se sont réfugiés au même endroit, quelque part au Mexique, et c’est là que Staline les fait liquider. L’une des dernières pages du roman fera une autre allusion à la mort de ces deux officiers de la police secrète soviétique, par ces mots : « après l’histoire de Kruglov et Fedorov au Mexique » (Gallimard, 2010, p. 580) ; et ce point du texte n’a pas non plus été modifié par rapport à la version de 1970 (collection NRF, p. 491).

Nous connaissons tous les « aventures de Tintin et Milou », les « aventures de Blake et Mortimer », les « aventures de Spirou et Fantasio »… Christophe, créateur du sapeur Camember et du savant Cosinus, était un vrai lettré. Il a écrit et dessiné de 1893 à 1904 les planches des Malices de Plick et Plock, qui paraissaient chaque semaine dans Le Petit Français illustré.

Lully a composé un Ballet des Noces de Pélée et de Thétis, représenté en 1654. Mais, dès le début du XIXe siècle, le même épisode mythologique, qui met en scène les parents d’Achille, est couramment désigné par l’expression : « noces de Thétis et Pélée », sans que soit répétée la préposition.

Pourtant, dès qu’on essaie d’associer dans ce type de structure un nom bref et un nom complet, l’énoncé se révèle beaucoup moins séduisant : « Les aventures d’Arthur Gordon Pym et Tigre » (Tigre étant à Pym ce que Milou est à Tintin). Serait-ce à cause du déséquilibre qui apparaît alors entre les volumes respectifs de ces noms propres ? « Les aventures d’Arthur Gordon Pym et Dirk Peters » est un énoncé qui paraît plus acceptable. (Il est de mon invention, comme le précédent.) De fait, on nous présentait la collection l’Univers des formes, qu’éditait Gallimard, comme étant « publiée sous la direction d’André Malraux et Georges Salles » (par exemple sur le second rabat de la jaquette en papier qui revêt les Œuvres poétiques complètes de Lamartine, volume de la Bibliothèque de la Pléiade paru en 1963).

Une autre difficulté rend très restrictive la définition de l’entité indivise.

Dès que l’un des termes consiste en une périphrase (nom + complément du nom, par exemple), ou si c’est un nom commun précédé de l’article, la répétition de la préposition devrait encore pouvoir s’imposer. Pour le vérifier, remplaçons le nom Arthur Case Wu par l’énoncé : l’aventurier Arthur Case Wu. Il semble difficile d’écrire : « Nous promettons de payer à l’aventurier Arthur Case Wu et Quincy Durant »… Dans les années 1950, les planches d’Alain Saint-Ogan étaient titrées : « Les nouvelles aventures de Zig et Puce et du pingouin Alfred ». La logique était sauve.

Essayons d’être précis : il n’y a d’entité indivise que si les termes coordonnés sont des noms propres. On peut certes trouver, à la place de ces noms propres, un Monsieur suivi d’un Madame, un papa suivi d’un maman, etc. (voir les exemples de Dutourd).

Un principe aussi imparfait, qui s’applique dans des conditions si rarement réunies, ne saurait être qualifié de règle. L’idéal de l’entité indivise, celle qui interdit toute répétition de la préposition, c’est un nom de société, une marque : Marks et Spencer, Jacob et Delafon, C&A (Clemens et August)…

Tout énoncé du type : « Les aventures de Théodore et ses amis », soit le refus d’articuler : « Les aventures de Théodore et de ses amis », ne devrait appartenir qu’au traduidu des plumitifs de seconde zone. Hélas, on voit cela partout, on entend cela de toutes les bouches, et nos enfants risquent de ne plus connaître d’autre langue que celle qui produit de tels énoncés.

Voici une réplique tirée de la planche 21 du Maître de Roucybeuf, par Peyo (album de bande dessinée paru aux éditions Dupuis en 1954) : « Prenez garde à Johan et à ses hommes ! » Cette phrase est un modèle de correction syntaxique. Maintenant j’invente les phrases qui vont suivre, mais elles ont leur équivalent dans le parler comme dans la prose d’aujourd’hui : « Prenez garde à Johan et ses hommes ! » « Prenez garde à Tintin et son chien ! » « Prenez garde à Tintin et le chien ! »… Si on admet les deux premières, on sera contraint de tolérer la troisième, en dépit du barbarisme qu’elle contient.

 

Tentons de conclure.

La non-répétition des prépositions est légitime au sein de ce que j’ai proposé d’appeler les entités indivises : Le messager se rendit chez Isabelle et Ferdinand (si Isabelle et Ferdinand habitent ensemble) mais Le messager se rendit chez Isabelle et chez Ferdinand (si Isabelle et Ferdinand habitent dans des lieux séparés). La tentation est venue à Ève et à Adam du dehors (si Adam et Ève sont considérés en tant que personnes distinctes) ; mais : La tentation est venue à Ève et Adam du dehors (si Adam et Ève sont considérés comme unis par des liens étroits).

Si le sens du verbe ou de la locution verbale n’autorise pas à percevoir cette sorte d’indivision, on voit s’imposer la répétition de la préposition : La rumeur vint aux oreilles de Pierre et de Louise (difficile de considérer leurs deux paires d’oreilles comme pouvant être mises en commun) ; Je serrai la main à Isabelle et à Ferdinand.

Enfin, on doit toujours répéter la préposition à ou de lorsque la construction les voue à fusionner avec le déterminant qui précède un nom. Même si ces deux-là vivent ensemble, l’arrivée du peintre imposa silence à la femme et au mari ; ou encore : L’arrivée du peintre imposa silence à Louise et à son mari.

 

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