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30 août 2011 2 30 /08 /août /2011 14:06

[Pour compléter un précédent billet : Le destin du pronom personnel COD.]

Sans être une tournure outrancièrement relâchée, l’omission du pronom personnel C.O.D. non réfléchi est une marque de désinvolture stylistique. On ne saurait s’en priver lorsqu’on rapporte des paroles au discours direct, ou lorsqu’on écrit en simulant l’oralité (monologue intérieur, passage au discours indirect libre, etc.). Mais il vaut mieux l’éviter si l’on raconte de manière froide ou objective, ou si l’on argumente.

Dans Le complot, film de René Gainville sorti en 1973, Michel Bouquet incarne un commissaire de police, nommé Lelong, qui est chargé de lutter contre l’OAS. À la 27e minute du film, Lelong s’adresse à un groupe de policiers en civil : « Je suis chargé d’vous dir’ que si l’un d’entre vous se sent des scrupules, personne ne lui r’prochera. Il sera affecté à un autre service. » La diction de Michel Bouquet étant parfaite, on entend nettement l’absence du pronom le. Cette absence apparaît d’autant plus incongrue que le personnage use en toute circonstance d’un langage châtié.

Sylvain Tesson écrit dans Une vie à coucher dehors, recueil de nouvelles qu’il a publié aux éditions Gallimard en 2009 : « Un jour, mon fils Ed m’a lu un article où l’on décrivait le cochon comme un animal sensible et altruiste, aussi intelligent que le chien et très proche de l’homme en termes génétiques. Il m’a montré le journal avec un regard de défi. Je lui ai arraché et lui ai dit de ne plus jamais parler de ces choses. » (Une vie à coucher dehors, « Les porcs », collection Folio, p. 43.) Je le lui ai arraché…

Dans un conte de Michel Tournier, un oiseau vient d’arracher le dernier poil de la barbe du roi Barbedor : « Le roi se leva furieux et fut sur le point de convoquer ses archers avec [sic] l’ordre de s’assurer de l’oiseau et de lui livrer mort ou vif. » (Michel Tournier, « Barbedor ou la succession », dans Gaspard, Melchior & Balthazar, éditions Gallimard, 1980 ; collection Folio, p. 118.) Le texte de l’édition originale (collection NRF, 1980, p. 114) donnait cependant : « […] et de le lui livrer mort ou vif. »

Dans la bande dessinée Le soleil naît derrière le Louvre, adaptation et dessin d’Emmanuel Moynot, couleurs de Laurence Busca (d’après le roman de Léo Malet et les personnages de Tardi. Casterman, 2007), nous lisons à la p. 8 : « Qu’il fasse une petite java à Paris de temps en temps, son mari, elle était pas contre, Émilie. Ce qu’il aurait pas fallu, c’est que ça dure. On se met vite à jaser, dans la bonne société de Limoges… / Alors, si je pouvais lui réexpédier par retour du courrier… Je l’avais retrouvé d’autant plus facilement qu’il ne se cachait pas… »

On peut comparer avec le passage correspondant du roman de Léo Malet (Le soleil naît derrière le Louvre, 1954 ; réédité en 1998 par Fleuve Noir, p. 16) : « Qu’il prît un peu de bon temps, elle n’était pas contre – la vie de province n’est pas toujours drôle et le printemps c’est le printemps, surtout pour un quinquagénaire (elle était très compréhensive, Mme Lheureux, et devait aimer beaucoup son mari) –, mais elle ne voulait pas que la plaisanterie s’éternisât. C’était une question de dignité. Pour elle. Alors, si je pouvais retrouver son mari et le remettre dans le train à destination de Limoges… Elle ajoutait quelques détails qui ne me servirent pas à grand-chose […]. » Aucune omission de l’adverbe ne, recours spontané à l’imparfait du subjonctif : on observe des choses intéressantes, lorsqu’on copie quelques lignes d’un roman des années 1950 qui est supposé refléter la langue populaire de son époque !

Moynot abrège à bon droit le texte de Malet, mais il en modifie le style, il le traduit en une autre langue.

Dans un San-Antonio paru en 1981, On liquide et on s’en va, l’ellipse du pronom C.O.D. n’est pas davantage pratiquée que dans la prose de Léo Malet. On y lit, par exemple : « – Un type est venu, hier soir, tard dans la soirée, vous demander l’adresse de vos chers protégés, et vous la lui avez donnée, exact ? » (Éditions Fleuve Noir, p. 27-28.)

Sylvain Tesson supprime encore le pronom objet dans une autre nouvelle du recueil Une vie à coucher dehors. Piotr, un ancien soldat, a été invité au domicile du lieutenant sous les ordres duquel il avait combattu pendant la Seconde Guerre mondiale. À eux deux, ils vident plusieurs bouteilles de vodka dans l’appartement où le lieutenant habite avec sa femme. « À trois reprises, sa femme était sortie de la chambre à coucher pour engueuler son homme et exiger que Piotr débarrassât le plancher. Elle était blonde et grasse en son peignoir. Piotr avait saisi la bouteille et lui avait lancé au visage. La femme s’était écroulée. » (Sylvain Tesson, Une vie à coucher dehors, « Le lac » ; Gallimard, collection Folio, p. 90.) Chacun peut constater que le participe « lancé » est mis au masculin. L’auteur peut ainsi donner l’illusion de s’être soumis aux règles élémentaires de l’accord du participe passé. Mais, au fond, cette apparence de rigueur dans l’orthographe ne fait que mieux souligner les dommages qui sont infligés à la syntaxe, et à la logique, par l’ellipse du pronom la.

« [L]e nu que venait de terminer Nitchevo […] n’était ni sur cette étagère, ni sur son chevalet, ni au bureau des appariteurs. Peut-être le maitre l’avait-il pris ? Nitchevo lui demanda, mais reçut pour toute réponse une dégelée pour être parti en cours de séance sans ranger ses affaires. » (Bernard Buci, Les huiles, éditions Michel de Maule, 2011, p. 141.) Nitchevo est le surnom du héros, jeune étudiant dans une académie de peinture. Ici, la meilleure solution n’est peut-être pas d’ajouter le pronom qui manque, mais d’écrire : « Nitchevo lui posa la question, mais reçut pour toute réponse une dégelée ». Donnons tout de suite un C.O.D. au premier des deux verbes.

Michel Houellebecq, personnage de son propre roman, s’entretient avec un photographe qui vient de s’acheter un nouvel appareil : « [Houellebecq] parcourut pendant deux minutes le mode d’emploi du Samsung ZRT-AV2, hochant la tête comme si chacune des lignes confirmait ses sombres prédictions. “Eh bien oui…, dit-il finalement en lui rendant. C’est un beau produit, un produit moderne ; vous pouvez l’aimer. Mais il vous faut savoir que dans un an, deux ans tout au plus, il sera remplacé par un nouveau produit, aux caractéristiques prétendument améliorées. […]” » (Michel Houellebecq, La carte et le territoire, éditions Flammarion, 2010 ; collection J’ai lu, p. 167). En le lui rendant ! Il ne serait pas mauvais non plus d’ajouter le complément qui manque au mot lignes : « hochant la tête comme si chacune des lignes du texte confirmait (ou avait confirmé) ses sombres prédictions ».

Lorsque c’est un professeur de droit public qui la commet, cette négligence ne passe pas inaperçue : « [L]’Union européenne n’a pas son mot à dire en matière d’avortement. Ce qui signifie tout simplement que l’interruption volontaire de grossesse n’est pas mise en cause par la Constitution européenne. En somme, si les peuples, par l’intermédiaire de leurs représentants, entendent l’organiser, ils le peuvent, rien ne leur interdit ; s’ils ne le souhaitent pas, rien ne les y oblige non plus. » (Florence Chaltiel, Naissance du peuple européen, éditions Odile Jacob, 2006, p. 75.)

On voit même un professeur agrégé de lettres pratiquer l’omission du pronom C.O.D. Il s’agit de Catherine Henri, lorsqu’elle raconte comment elle a fait étudier la Prose du Transsibérien à des élèves de première : « Je contacte un comédien et nous décidons de découper le texte et de leur faire apprendre, vraiment, comme un oratorio, avec des solos, des duos, des chœurs. » (Catherine Henri, Libres cours, éditions P.O.L, 2010, p. 36.)

 

Il arrive même que l’ellipse du pronom C.O.D. soit pratiquée lorsque le complément d’attribution n’est pas un pronom personnel. Exemple récemment entendu : « Les tracts sont imprimés. J’en prends pour distribuer à mes collègues. » Est-ce parce qu’on a pris l’habitude de dire familièrement : « J’en prends pour leur distribuer », que la construction « pour distribuer à mes collègues » est devenue possible ? Peut-être se rencontrait-elle déjà dans le français des siècles passés, mais je n’en ai pas encore trouvé d’attestation, ni dans ma mémoire ni dans mon Grevisse…

L’ellipse se produit aussi en l’absence de tout C.O.S.

Dans un petit roman pour enfants, Christian Oster met en scène un ours et un lapin qui s’apprêtent à partir ensemble en promenade. L’ours, qui a l’intention de rapporter des champignons, s’est muni d’un panier. « Bien sûr, [l’ours] se faisait parfois du civet de lapin aux champignons, et le lapin savait que certains animaux aimaient les champignons, mais pas forcément pour manger avec du lapin. » (Christian Oster, Promenade avec un lapin, l’École des loisirs, collection Mouche, 2010, p. 18-19.) Au lieu de : « pour les manger avec du lapin ».

Une autre illustration de ce curieux phénomène nous sera fournie par un dialogue entre Jenny, jolie fille écervelée, et sa petite sœur, dans Duel de belles, p. 30. Il faut savoir qu’une capsule spéciale, vissée sur une canette de Pop-Cola (parmi des millions !), permet de gagner un voyage pour deux à Los Angeles. Dans l’espoir de tomber sur la fameuse capsule, Jenny a fait provision d’une montagne de canettes de Pop-Cola et, comme le révèle la dernière phrase de notre extrait, elle est très fière d’avoir congelé, dans de petits pots de yaourt vides, les litres de boisson gazeuse qui étaient contenus dans les canettes de Pop-Cola déjà ouvertes… « LA PETITE SŒUR : Ah, super ! T’as claqué tout le budget épicerie en Pop-Cola ! Genre maintenant on crève de faim. – JENNY : Tsss ! T’inquiète, j’ai pensé à tout ! / On n’a qu’à mettre au congélo et hop ! on a de la bouffe pour des mois ! »

L’ellipse du C.O.D. s’effectue assez facilement et depuis longtemps dans des phrases comme : « Dis », « Donne », « On range », « Vous nettoierez », etc. Selon la même logique, la formulation : « On met au congélateur » doit pouvoir remplacer : « On le (la, les) met au congélateur ». Mais le caractère familier de la phrase de Jenny se renforce du fait que le pronom C.O.D. sous-entendu avant le verbe mettre ne renvoie qu’approximativement au dernier substantif exprimé dans le texte qui précède, c’est-à-dire dans les paroles de la petite sœur. Devons-nous comprendre : « On n’a qu’à mettre au congélo une partie de ce Pop-Cola », « tout ce Pop-Cola », ou alors « tout le Pop-Cola que nous n’aurons pas réussi à boire aujourd’hui » ? Dans l’album, les dessins aident bien à se représenter l’étendue des dégâts.

 

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