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22 mai 2011 7 22 /05 /mai /2011 16:09

La première édition des Poneys sauvages de Michel Déon, dans la collection NRF de Gallimard, date de 1970. Une nouvelle édition de ce roman est parue en novembre 2010 dans la même collection. La mention « Édition revue et corrigée avec une note de l’auteur » a excité ma curiosité et m’a poussé à lire enfin ce très bon roman. Le narrateur nous raconte le destin de quatre hommes qu’il a connus ensemble à Cambridge, en 1937, et dont il a suivi les trajectoires lorsqu’elles se sont désunies et parfois entrecroisées, entre 1938 et la fin des années 1960.

Étrangement, certains passages de ce roman m’ont paru témoigner d’un consentement ou d’un acquiescement à la langue française délabrée d’aujourd’hui. Pour en avoir le cœur net, je me suis procuré un exemplaire de l’ancienne édition des Poneys sauvages.

J’ai ainsi pu confronter l’une à l’autre les deux versions publiées d’un grand nombre de phrases et de paragraphes. Certes, il y a suffisamment de pages allégées, rendues plus rapides ou mieux rythmées, de redites ôtées et de détails de l’intrigue mieux harmonisés, pour qu’on ne se plaigne pas du résultat obtenu (on trouve même quelques rares mais très judicieux ajouts). Néanmoins, je n’ai pas manqué d’être étonné par certains des choix qu’a faits Michel Déon.

Dans ces nouveaux Poneys sauvages comme dans les proses actuelles que j’ai citées dans mon précédent billet, nous voyons s’imposer la non-répétition des prépositions, alors qu’il ne s’agit pas d’un allègement de la syntaxe mais d’une forme de paresse articulatoire pouvant entraîner, comme j’espère l’avoir démontré, de graves lésions dans la chair de la phrase et du style. Les extraits que je recopie ci-dessous en sont l’illustration :

« Ho [= Horace] débarqua chez moi vers dix heures du matin et me demanda la permission de se raser et se doucher. » (Édition revue, 2010, p. 201.) Alors que la première édition donnait : « et me demanda la permission de se raser et de se doucher » (Gallimard, 1970, p. 172). La préposition était alors correctement répétée. Même phénomène à la page 158 de l’édition de 2010 : « L’esprit s’acharne à compter à rebours et disséquer les occasions manquées. » Cette phrase s’écarte du texte de 1970 : « L’esprit s’acharne à compter à rebours, à disséquer les occasions manquées. » (Gallimard, 1970, p. 134.)

« Ho revenait d’Ankara, ulcéré, furieux contre la pusillanimité des services britanniques, songeait à donner sa démission et reprendre du service auprès d’un gouverneur britannique quelconque dans une des dernières places du Moyen-Orient. » (Édition revue, 2010, p. 203 ; le mot place ayant à peu près le sens de : « bastion, ville en armes ».)  Pour ce passage-là aussi, la première édition donnait un texte irréprochable : « Ho revenait d’Ankara, ulcéré, furieux contre la pusillanimité des services britanniques. Il songeait à donner sa démission et à reprendre du service […]. » (Gallimard, 1970, p. 173-174.)

Enfin, à la page 281 de la nouvelle édition : « [Rachel] se droguait, marchait le jour comme une somnambule, les paupières lourdes. […] Pour ne pas “manquer” elle a commencé à se prostituer et mendier. » Le texte de 1970 disait : « Pour ne pas “manquer” elle a commencé de se prostituer et de mendier. » (Gallimard, 1970, p. 241.)

 

Se relisant à quarante ans de distance, un grand romancier a mis sa propre prose en conformité avec le goût du jour. Plus fréquemment, c’est la prose d’autrui qui sort transformée de son réemploi dans un livre d’aujourd’hui.

Dans son essai Dire la vérité au pouvoir : les intellectuels en question (éditions Agone, 2010), p. 101, l’historien Gérard Noiriel cite un extrait de Qu’est-ce que la littérature ? de Jean-Paul Sartre et il y introduit une faute de son cru :

« En nommant le monde, en lui donnant un sens, l’écrivain mobilise l’imagination de ses lecteurs pour les inciter à agir. C’est pourquoi Sartre estime nécessaire de “révéler au public ses exigences propres et l’élever petit à petit jusqu’à ce qu’il ait besoin de lire”. »

Pour que la citation s’inscrivît correctement dans sa phrase à lui, Gérard Noiriel n’avait qu’à conserver devant la seconde construction à l’infinitif (« l’élever ») le de qu’y avait mis Sartre. Dans mon exemplaire de Qu’est-ce que la littérature ? (éditions Gallimard, collection NRF, 1948, retirage de 1961), je lis en effet, à la page 292 : « Il ne convient pas de s’abaisser pour plaire, mais, au contraire, de révéler au public ses exigences propres et de l’élever, petit à petit, jusqu’à ce qu’il ait besoin de lire. » On aura noté les italiques qui vont jusqu’à la fin de la phrase et la présence de virgules autour de la locution « petit à petit », deux autres détails négligés par le commentateur.

Ce cas n’a plus rien d’exceptionnel. Plusieurs livres récents me l’ont prouvé : les critiques et les commentateurs font des emprunts à leurs aînés en ôtant de la prose (et parfois des vers) qu’ils transcrivent, sans même s’en rendre compte, les éléments syntaxiques qui leur semblent ne plus correspondre aux usages actuels. Une préposition est jugée superflue, ou un participe passé, initialement accordé avec son COD antéposé, devient invariable…

Le désapprentissage du français peut avoir des effets rétroactifs.

 

Les recueils qui nous permettent de lire la correspondance des grands écrivains s’intitulaient parfois : Lettres au Castor et à quelques autres (par Jean-Paul Sartre, éditions Gallimard, 1983, deux volumes parus : 1926-1939 et 1940-1963) ; Lettres à sa famille et à quelques autres (par Alain-Fournier, Fayard, nouvelle édition, 1991) ; Lettres à des amis et à quelques autres (par Paul Morand, la Table Ronde, 1978)…

Depuis peu, les éditeurs de ces recueils prennent acte de la fâcheuse évolution déjà décrite. La correspondance de Marguerite Yourcenar a été publiée sous le titre : Lettres à ses amis et quelques autres (Gallimard, NRF, 1995, édition présentée, établie et annotée par Michèle Sarde et Joseph Brami).

 

Lisant Protée et autres essais, du merveilleux Simon Leys, je tombe sur ces lignes d’André Gide (c’est le texte d’un billet adressé à Élisabeth Van Rysselberghe en 1916) : « Je n’aimerai jamais d’amour qu’une seule femme [il pensait à Madeleine, sa femme (cette parenthèse est de Simon Leys)] et je ne puis avoir de vrais désirs que pour les jeunes garçons. Mais je me résigne mal à te voir sans enfant et n’en pas avoir moi-même. » (Simon Leys, « Protée : un [sic] petit abécédaire d’André Gide » ; dans Protée et autres essais, Gallimard, 2001, p. 86.)

Je devine que la citation comporte une erreur. En effet, le texte authentique, que recopie S. Leys, figure dans Les cahiers de la Petite Dame, le journal que Maria Van Rysselberghe a tenu pendant plus de trente ans, et chacun peut aisément le retrouver en consultant un récent volume de la collection Folio qui contient d’importants extraits de ce journal. La deuxième phrase du billet de Gide avait été transcrite ainsi par Maria Van Rysselberghe : « Mais je me résigne mal à te voir sans enfant et à n’en pas avoir moi-même. » (Maria Van Rysselberghe, Je ne sais si nous avons dit d’impérissables choses : Une [sic] anthologie des Cahiers de la Petite Dame ; Gallimard, collection Folio, 2006, p. 146. La note date de 1922.)

Il n’était pas imaginable que Gide eût omis le second à.

 

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commentaires

C
<br /> En même temps, je ne ferai aucun reproche à Michel Déon : ne plus avoir le courage de ferrailler avec son éditeur, à 90 balais, ça se comprend. Je ne pense pas qu'il soit personnellement à<br /> l'origine de ces purges.<br /> J'avais une question sur le participe passé (et l'ellipse de l'auxiliaire), mais j'ai trouvé la réponse dans un précédent billent (8 août): merci Forator !<br /> <br /> <br />
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F
<br /> Ce constat accablant est tellement triste, et pourtant tellement vrai... Tous les jours je m'attriste devant les fautes d'orthographe, de conjugaison, de syntaxe et autres que je trouve en ligne.<br /> Habitant hors du territoire français, je n'ai pas souvent l'occasion d'éplucher les journaux ou de décortiquer tout ce qui me tombe sous la main. C'est dommage, car entouré de tout ce fatras, je<br /> commence moi-même à douter et à y perdre mon latin. C'est donc ça le nivellement par le bas ? :-(<br /> <br /> <br />
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