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18 mai 2011 3 18 /05 /mai /2011 08:35

 

J’écris ces phrases dans une langue qui meurt : rien de plus excitant, coucher de soleil, nuit claire.

 

Philippe Sollers, Passion fixe ;
Gallimard, 2000.

 

 

Le mot œuvre se voit spontanément remplacé par le mot travail : « Blade Runner a introduit le travail de l’auteur Philip K. Dick dans le cinéma américain », lisons-nous sur Wikipédia, conformément à une tendance qui ne cesse de s’affirmer. De fait, nous entendons cela constamment : « J’aime beaucoup le travail de cet écrivain, de cet illustrateur, de ce peintre. » Par exemple sur France Culture : « Ce n’est pas la première fois qu’un chorégraphe s’intéresse au travail de Francis Bacon. »

Le plus souvent, cette formule est un anglicisme, soit parce que le texte a été traduit de l’anglais, soit parce que le locuteur ou l’écrivain français qui l’emploie a subi l’influence d’écrits dans lesquels le mot work ou works a été traduit littéralement. Dans la phrase suivante, il s’agit d’un germanisme :

« Les citations, dans mon travail, sont comme des voleurs de grands chemins qui surgissent en armes, et dépouillent le promeneur de ses convictions. » (Walter Benjamin, Sens unique ; la phrase est très souvent citée, mais sans indication du nom du traducteur ; on la trouve par exemple dans Les Voyageurs du temps de Philippe Sollers, 2009, collection Folio, p. 249.) En allemand : « Zitate in meiner Arbeit sind wie Räuber am Weg, die bewaffnet hervorbrechen », etc. On aurait pu traduire l’expression « In meiner Arbeit » par : « dans mes ouvrages », afin d’éviter la nuance de vanité qu’introduirait la formule : « dans mon œuvre ».

Souvent, le mot entreprise s’emploie en français dans le même sens : « C’est parce que je n’ai pas la force de ne m’occuper à rien que je fais des films. Pour aucune autre raison. C’est là le plus vrai de tout ce que je peux dire sur mon entreprise. » (Texte de Marguerite Duras inclus dans Les lieux de Marguerite Duras ; réponses de Marguerite Duras à des questions de Michelle Porte ; éditions de Minuit, 1977, p. 11.)

Néanmoins, on conçoit que certaines connotations propres au mot travail, pris au singulier, aient pu séduire les modernes et favoriser sa diffusion. Alors qu’œuvre apparaît aujourd’hui comme emphatique, le mot travail rappelle l’artiste à la modestie, ce qui n’est pas inconvenant lorsque tel ou tel artiste ou écrivain vivant parle de ses propres créations. Le terme présente l’avantage d’évoquer un processus, une tâche en cours d’exécution, plutôt qu’une somme achevée et déjà close sur elle-même. D’autre part, travail semble souligner le fait qu’au sein d’une même œuvre se manifestent toujours des tensions, des contradictions, des transformations.

Mais si le choix de ce mot se justifie dans bien des circonstances, n’oublions pas qu’il s’utilise encore mieux au pluriel. Parler des travaux d’un écrivain, de ses travaux littéraires, de ses travaux poétiques, ou parler des travaux d’un chercheur, est ancien et correct.

 

Le mot écriture s’emploie depuis plus d’un siècle au sens de « manière dont un livre est écrit ». On le trouve notamment chez Jacques Rivière (« Comme la délicatesse d’écriture convient exactement à la délicatesse de pensée ! », dans une lettre à Alain-Fournier, 1907) ; et chez Paul Valéry (« J’en arrivai à Flaubert et à Baudelaire, je découvris alors le style, l’art abstrait de l’écriture », dans une lettre à Pierre Louis [= Louÿs] de 1890 ; Lettres à quelques-uns, Gallimard, collection NRF, 1952, p. 14). Le terme d’écriture y désigne tout autant la manière dont un livre est écrit que l’art d’écrire un livre, art et manière étant presque synonymes.

Un essai de théorie littéraire publié par Roland Barthes en 1953, Le degré zéro de l’écriture, a beaucoup contribué à la diffusion de ce terme. Plusieurs générations d’étudiants, ensuite devenus professeurs, se sont nourris des thèses et du vocabulaire de ce petit livre. Le concept d’« écriture » y devenait une arme de guerre dirigée contre une conception de la littérature que le jeune critique, alors très sartrien, accusait de nier l’Histoire et d’imposer à une société divisée les préjugés de la seule classe bourgeoise. Il fallait considérer la littérature comme étant elle-même divisée en une pluralité d’« écritures », d’usages stylistiques luttant les uns contre les autres.

En outre, cela fait quelques décennies que les traducteurs ont tendance à utiliser écriture pour rendre le mot anglais writing, qui aurait dû se traduire par œuvre littéraire ou par littérature. Cette déplorable tendance a donné au mot écriture encore une signification supplémentaire.

C’est donc devenu un mot attrape-tout. Il sert aujourd’hui à désigner beaucoup de choses : non seulement le tracé des caractères d’une langue ou l’action de les tracer, mais aussi la littérature, l’action d’écrire de la littérature, la manière dont une œuvre littéraire est écrite, sans parler du sens assez spécial que lui avait donné Barthes – l’écriture étant, chez lui, subtilement distinguée du style… Néanmoins, la plupart des gens qui vantent l’« écriture » d’un livre parlent tout bonnement de son style, c’est-à-dire, au fond, du plaisir que leur ont donné certaines formules bien tournées, certaines trouvailles bien mises en valeur, et la fluidité avec laquelle les phrases s’enchaînaient les unes aux autres.

La notion d’écriture apparaît partout. Dans un roman pour enfants que je viens de finir, par exemple, une fillette de dix ans, Jeanne Penderwick, fait lire à un adulte le manuscrit qu’elle vient de taper sur son ordinateur. L’homme parcourt la petite œuvre, puis s’adresse à la fillette : « – Tu as mal écrit “hélium”. / – Mais que pensez-vous de l’histoire ? Et de l’écriture ? » (Jeanne Birdsall, Les Penderwick, traduit de l’américain par Julie Lopez, éditions Pocket Jeunesse, 2008, p. 208.)

On nous parle maintenant d’« ouvrages » plus souvent que de livres, plus souvent que d’essais ou de romans, et le jugement esthétique de tout un chacun a tendance à se formuler en ces termes : « C’est le premier ouvrage que je lis de cet auteur. Je suis très sensible à son écriture ! »

 

Autre anglicisme inutile : notre verbe supporter, quand nous lui donnons le sens que to support a en anglais. Normalement synonyme de subir, endurer, tolérer, il est maintenant employé au sens de défendre, d’encourager. Cet emploi est devenu très courant à l’oral, comme dans les journaux, sous l’influence du parler des chroniqueurs sportifs, et nous le trouvons de plus en plus fréquemment dans les livres.

« Si une partie de la critique supporte Ferré avec une ferveur déterminante, de nombreux journalistes le considèrent encore comme un ours mal léché. Cette même année 1954, Léo reçoit ainsi le prix citron avec Juliette Gréco. » (Robert Belleret, Léo Ferré : Une vie d’artiste ; biographie. Éditions Actes Sud, 1996 ; p. 241 du volume paru en poche dans la collection Babel.) Supporter est mis pour : encourager, soutenir. Rappelons que le prix citron – ou prix Citron – était décerné chaque année, par une association de journalistes, à une célébrité réputée pour son mauvais caractère.

« La question du clivage névrose-psychose ne saurait être la même si l’on considère le symptôme, au sens de la pathologie, comme quelque chose à éradiquer, ou au contraire comme quelque chose qui vient supporter la parole du patient. » (Daniel Lemler, Répondre de sa parole : L’engagement du psychanalyste ; éditions Érès, collection Hypothèses, 2011, p. 44.) Manifestement, dans cette phrase, supporter ne veut pas dire « tolérer » mais bien « soutenir, étayer, sous-tendre », voire « justifier ». Pourquoi ne pas user de l’un de ces termes précis ?

Si nos dictionnaires enregistrent, sous le verbe supporter, deux définitions aussi opposées, et si nous nous résignons à cet état de fait, l’expression « supporter la torture » ne pourra bientôt plus avoir de sens dans notre langue. Certains hommes auront supporté la torture en refusant de parler, d’autres l’auront « supportée » en invoquant le devoir de protéger des innocents ou la raison d’État…

 

Sous l’influence de l’anglais, le verbe modérer s’est lui aussi dédoublé.

« Il y a eu une certaine convivialité dans cette assemblée et je trouve que l’échange [sic] entre les gens a été bien modéré », entend-on parfois à l’issue d’une réunion ou après un débat public. Tout cela pour dire que le « modérateur », l’animateur de la discussion, a bien fait son travail ! Ceux qui parlent ainsi ne se soucient pas de fermer la porte aux équivoques.

Il y avait les « discussions modérées », paisibles entretiens où les interlocuteurs tenaient des propos mesurés. Victor Hugo emploie ce syntagme lorsqu’il proclame devant l’Assemblée constituante de 1848 : « Les discussions modérées sont les discussions utiles. » Il y a maintenant les « discussions bien modérées », expression où l’on sous-entend un complément d’agent. Nous devons donc tenir compte de l’importante différence qui s’est créée entre ce qui est « modéré », « vraiment modéré », « très modéré », et ce qui est « bien (ou mal) modéré (par X ou Y) ».

En bon français, l’action de modérer des individus qui débattent sur tel ou tel sujet devrait consister à calmer les plus excités, et non pas à répartir équitablement le temps de parole entre les participants.

 

Depuis des mois, la parlure qui me mord les oreilles, c’est l’adverbe juste placé devant n’importe quel adjectif : « C’est juste génial », « La situation est juste insupportable », « Vouloir importer le modèle finlandais ça n’a juste pas de sens », « Ah c’est juste trop bête »… L’adverbe juste est alors accentué, comme si on jouait à être un Américain visitant la France. Cela sort de la bouche des Français les plus cultivés. Tout est plus chic en franglais.

Dans ce genre d’énoncés, juste n’est nullement synonyme de seulement. « Si Dieu n’existe pas, cette messe pour le repos de son âme sera juste absurde. » La phrase ne signifie pas que cette messe sera « absurde, sans plus », mais qu’elle sera « pure absurdité », « un comble d’absurdité », « tout à fait absurde ».

Cet emploi nouveau dérive peut-être de certaines phrases, courantes et admises, où l’adverbe juste voulait dire : précisément, exactement. Comme dans : « C’est juste le contraire » (on trouve cela dans Radiguet, dans Jules Romains…) ; ou comme dans cette autre formule, où juste est renforcé par tout : « C’est tout juste passable. »

Peut-on cependant n’être pas agacé par une affirmation comme celle-ci ? « Je n’ai rien de plus à dire, c’est juste faux. » (Oui, on le sait, de nos jours la langue française est bien mal parlée.)

 

Scène de crime :

« – Je ne peux pas t’autoriser à retourner dans la camionnette. C’est une scène de crime, désormais, et nous allons devoir y poser des scellés. » (Robert Muchamore, Cherub, Mission 1 : 100 jours en enfer ; traduit de l’anglais par Antoine Pinchot, éditions Casterman, 2007 ; réédition au format de poche, p. 369.)

En anglais, at the scene of a crime devrait se traduire par les expressions suivantes : sur les lieux d’un crime, sur le lieu d’un crime (ou du crime). Telle était vraisemblablement l’expression technique employée par les services de police avant l’apparition de l’anglicisme « scène de crime ».

Avec raison, on a dit qu’[Atget] photographiait [les rues de Paris] comme le lieu d’un crime. Le lieu du crime est désert. On le photographie pour y relever des indices. » (Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », version française d’un article aujourd’hui très célèbre, qui avait été faite par Pierre Klossowski en 1936 ; consultée dans Écrits français, Gallimard, Bibliothèque des idées, 1991, p. 150. Dans les photographies prises par Eugène Atget, les rues de Paris apparaissent désertes.)

On parlait aussi du théâtre d’un crime, comme le fait un personnage de Barbey d’Aurevilly dans le dénouement d’une nouvelle intitulée Le bonheur dans le crime : « Leur vie se concentre donc tout entière dans ce château de Savigny, qui fut le théâtre d’un crime dont ils ont peut-être perdu le souvenir, dans l’abîme sans fond de leurs cœurs… »

C’est à peu près l’expression qu’emploie Maurice de Gandillac dans sa propre traduction du texte de Benjamin (parue à la fin des années 1950) : « On a dit à juste titre qu’[Atget] avait photographié ces rues comme on photographie un théâtre du crime. Le théâtre du crime est, lui aussi [= comme les rues photographiées par Atget], désert. Le cliché qu’on en prend n’a d’autre but que de déceler des indices. » (Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », traduit par Maurice de Gandillac ; consulté dans Essais II, 1935-1940, éditions Denoël/Gonthier, collection Médiations, p. 101.)

 

Assistance fait mieux qu’aide :

« James n’était pas très fier de lui. Il avait lancé cette provocation par lassitude, mais la gérante [de la laverie] était profondément vexée. Comble de malchance, la porte du sèche-linge se bloqua et il dut réclamer son assistance. » (Robert Muchamore, Cherub, Mission 4 : Chute libre ; traduit de l’anglais par Antoine Pinchot, éditions Casterman, 2008 ; réédition au format de poche, p. 208.) Il dut réclamer son aide (l’aide de la gérante).

 

Maintenance (déjà rencontré dans un extrait de L’Enchanteur de Sable cité dans le billet précédent) est un anglicisme qui s’est introduit dans la langue française au cours des années 1960, y remplaçant progressivement le mot entretien.

« Dana passa des heures au téléphone avant de dénicher une société de maintenance pour la piscine et un plombier capable de réparer le robinet de l’une des salles de bains privatives. » (Robert Muchamore, Cherub, Mission 5 : Les Survivants ; traduit de l’anglais par Antoine Pinchot, éditions Casterman, 2008 ; réédition au format de poche, p. 92.)

Dans un autre roman de la même série, il est question d’une « employée chargée de la maintenance de la plomberie » (Antoine Pinchot traduisant Robert Muchamore, Cherub, Mission 10 : Le grand jeu ; éditions Casterman, 2010 ; édition originale grand format, p. 25-29).

Dans un roman appartenant à la série Henderson’s Boys, moins enthousiasmante que la série Cherub quoique due au talent du même écrivain, nous lisons : « – Bonjour, lança [Rosie]. J’accompagne mon père, qui est chargé de la maintenance du canon installé sur le toit. Nous avons besoin [sic] de le descendre au rez-de-chaussée pour le ramener à l’usine. » (Robert Muchamore, Henderson’s Boys, tome 3, L’armée secrète, roman traduit de l’anglais par Antoine Pinchot ; Casterman, 2011, p. 247.)

L’action de ce dernier roman est située dans l’Angleterre de 1941. Un auteur qui situe sa fiction dans le passé doit veiller à faire parler ses personnages dans le lexique de l’époque choisie. Mais, en l’occurrence, c’est plutôt le traducteur qui aurait dû être conscient de cet impératif.

Je reconnais que le terme de maintenance n’est pas choquant lorsqu’il désigne l’activité des techniciens qui veillent au bon fonctionnement d’un parc d’ordinateurs. Leur tâche est à la fois technique et intellectuelle, ce qui donne à maintenance des connotations différentes de celles que recouvre le mot entretien ; bien que ces techniciens soient plus souvent convoqués pour des opérations de dépannage que pour des vérifications préventives…

 

Sofa ou canapé ? Les deux, en général !

Tout traducteur qui aura vu le mot sofa se répéter à quelques lignes de distance dans le texte d’origine sera enclin à le traduire une fois par canapé et l’autre fois par sofa, se flattant d’épargner à ses lecteurs une répétition. Tout fier de sa bonne action, il ne se doute même pas que ces deux mots, en français, ne désignent pas le même objet.

« [Carl, petit garçon de quatre ans,] trouva Lauren assise dans le sofa de la salle de jeu, une manette PlayStation [sic] entre les mains. / Émue par le sort de l’enfant, la jeune fille entreprit de le divertir. Après une bataille de coussins et une course-poursuite à quatre pattes autour du canapé, ils se vêtirent chaudement puis gagnèrent l’aire de jeux située devant le bâtiment. » (Robert Muchamore, Cherub, Mission 7 : À la dérive ; traduit de l’anglais par Antoine Pinchot, éditions Casterman, 2009 ; réédition au format de poche, p. 239.)

 

Je me demande même si notre actuel refus de répéter les prépositions devant un second terme coordonné, y compris les plus nécessaires d’entre elles, qui sont à et de, ne s’est pas imposé lui aussi sous l’influence de l’anglais.

Par exemple, pour traduire le titre de ce célèbre roman de Stevenson, Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde, les Français ont toujours mis, à juste titre, une préposition avant chacun des compléments coordonnés : L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde. Si ce titre était retraduit aujourd’hui, il risquerait de devenir : L’étrange cas du Dr Jekyll et Mr Hyde, sous prétexte qu’en anglais la préposition est mise « en facteur commun » !

 

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commentaires

E
Bonjour,<br /> <br /> Je passais par ici en quête de détails sur la nature de l'anglicisme portant sur le mot "juste", en ayant entendu parler par un professeur, promptement oublié les détails, et souhaitant l'utiliser<br /> dans une expression que je craignais être d'une correction approximative. Cette partie de votre article étant plutôt claire, je suis maintenant rassuré : je n'étais pas sur le point de poignarder<br /> sauvagement la langue de Molière (et la nôtre). Merci, donc !<br /> <br /> J'ai également lu le reste, intéressant (du moins, je trouve). Je suis toutefois chagriné par le flou portant sur la distinction entre canapé et sofa. De brèves recherches sur le sujet (et sur le<br /> TLFI) m'ont mené à penser que le sofa était à mis chemin entre un lit et un fauteuil... Tandis que le canapé est un siège pour plusieurs. Est-ce le cas ?<br /> <br /> Enfin, tout cela pour dire que, pour moi et mon maigre vocabulaire, l'explicitation des deux sens n'aurait pas été déplacé dans le corps de votre article.<br /> <br /> Cordialement,<br /> Elwyr.
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