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8 avril 2019 1 08 /04 /avril /2019 00:53

L’une des beautés de la langue française est qu’il y existe un genre masculin et un genre féminin des noms. Piment de la chose, la division entre noms féminins et noms masculins n’a rien de mécanique, et la présence d’une finale « féminine » (pour utiliser un terme de versification) ne garantit nullement que le nom appartient au genre féminin.

Bien sûr, nous sommes entrés dans une époque où les gens cultivés féminisent les mots cerne, termite, éloge, trille, opprobre, haltère, amalgame, dithyrambe, tentacule, testicule, et où une célèbre psychanalyste peut parler sur France Culture d’une ovule… Mais parallèlement on masculinise anagramme, on masculinise échappatoire, et même les agrégés de lettres, allez comprendre ! se sont mis à parler d’un épithète et d’un hypallage. (L’hypallage, nom féminin, est une figure de style qu’on nous enseignait au lycée en citant : « Ils allaient obscurs dans la nuit solitaire. »)

Ce sont souvent les mêmes qui féminisent l’éloge et qui masculinisent l’anagramme. Ennemis du dictionnaire, ils se fient à leur « instinct » de la langue. Est-ce que ça sonne bien ou est-ce que ça sonne mal ? se demandent-ils, sûrs de posséder un sens infaillible du correct et de l’incorrect.

Nos contemporains ont tendance à l’oublier, mais le mot mémoires (désignant un écrit) a toujours été du masculin, comme peuvent nous le rappeler certains titres d’ouvrages : Mémoires improvisés de Paul Claudel (« recueillis par Jean Amrouche », Gallimard, 1954) ; Mémoires intérieurs (1959) et surtout Nouveaux Mémoires intérieurs (1965) de François Mauriac ; Mémoires particuliers de Mme Rolland ; Mémoires de Louise Michel écrits par elle-même (1886) ; Mémoires inédits d’Alfred de Vigny, parus chez Gallimard en 1958 ; Mémoires écrits dans un souterrain, de Dostoïevski, selon ses traducteurs de 1926 Henri Mongault et Marc Laval ; les Mémoires secrets (dits de Bachaumont) pour servir à l’histoire de la République des Lettres en France, trente-six volumes parus entre 1777 et 1789. Que les mémoires ou Mémoires (le mot est parfois écrit avec majuscule) soient un texte réellement autobiographique, un roman à la première personne ou la compilation chronologique de documents de provenance diverse, le mot est masculin : un mémoire, des mémoires. Or nos journalistes, nos professeurs, nos académiciens, tout le monde veut maintenant que ce soit un nom féminin pluriel.

Anne Wiazemsky a publié chez Gallimard, dans la collection NRF, un livre où elle raconte ses souvenirs de l’année 1968, qu’elle traversa aux côtés de Jean-Luc Godard. L’auteur fait commencer son récit un an après son mariage ; d’où le titre : Un an après. Le qualifiant de « faux journal intime », Emmanuelle Maffesoli écrit à propos de ce livre, dans le numéro 56 de La Revue littéraire : « Anne Wiazemsky a écrit un “journal intime”, quarante ans après. Le passé est revécu au présent. L’inverse des mémoires, en somme, caractérisées par le double “je” : le narrateur – celui qui se remémore les événements – et le “je” du passé – celui qui vit l’histoire. Ici, aucun recul de ce genre ; l’auteur n’analyse pas la vie de la jeune fille d’antan, ne se morigène pas ni n’exprime de nostalgie. » (La Revue littéraire, février-mars 2015, éditions Léo Scheer, p. 109, section des notes critiques consacrées à la « rentrée de janvier ».) Ce mélange de science et d’ignorance peut décourager.

Un article de Jean-Pierre Salgas, « Tel Quel “en tant que tel” (1960-1982) », paru dans le nº 113 (hiver 2011) de la revue trimestrielle L’Infini, contient beaucoup de coquilles et de fautes. Le verbe déployer, employé au présent de l’indicatif, à la troisième personne du singulier, est écrit « déploit » (p. 107 de ce numéro) ; l’auteur intervertit ou et (dans les pages 119 et 122) ; croyant pouvoir mettre un s au pronom moi, il conteste au nom du dogme bourdieusien ce qu’il nomme le « dogme proustien des “deux mois” » (p. 122) ; et nous lisons aussi à la page 107 : « Bien avant ses récentes Mémoires, on trouve dans ses livres [= les livres de Philippe Sollers] d’innombrables versions et variations “autobiographiques”, autour [sic] de la bourgeoisie de Bordeaux, de l’île de Ré, de Venise… »

(Lesdits mémoires de Philippe Sollers, qui s’intitulent Un vrai roman : mémoires, sont parus aux éditions Plon, en 2007, puis dans la collection Folio de Gallimard, en 2009.)

D’autres mentionnent des mémorialistes prestigieux, toujours les mêmes, et ce qu’ils en disent contient l’aveu qu’ils ne les ont pas vraiment lus : « Mais qui se cache vraiment derrière la personnalité complexe de François Fillon ? À l’âge de 14 ans, le futur Premier ministre de Nicolas Sarkozy dévore les mémoires du Général [sic] de Gaulle et celles de Chateaubriand. » (Jérôme Besnard, La droite imaginaire : De Chateaubriand à François Fillon ; éditions du Cerf, 2018, p. 173.) La graphie « Premier ministre », avec majuscule à l’adjectif et pas au substantif, est une autre aberration du français journalistique actuel.

Sur la quatrième de couverture d’une édition en un seul volume des Mémoires (de guerre et d’espoir) de Charles de Gaulle, parue en juin 2016 aux éditions Plon (l’éditeur historique du Général !), nous lisons avec consternation :

« Les MÉMOIRES DE GUERRE sont un compte rendu de l’action du Général entre 1940 et 1946. Ses MÉMOIRES D’ESPOIR, dont la rédaction a été interrompue par sa mort, couvrent son retour aux affaires politiques en 1958 et sont complétées par les conférences de presse, allocutions, discours et messages sélectionnés par son fils, l’amiral Philippe de Gaulle. »

Le néologisme Antimémoires, créé par Malraux, n’est pas d’un genre autre que le mot mémoires, et pourtant : « En 1964, Jackie Kennedy se réinstalle à New York dans son appartement qu’elle loue depuis des années au Carlyle juste au-dessus des Meyer [= le banquier André Meyer et sa femme, que fréquentait Madeleine Malraux]. […] La plus célèbre veuve des États-Unis ne cesse de répéter “Il faut que j’en parle à André [Meyer]” et descend plusieurs fois par jour au trente-troisième étage. Elle y retrouve Madeleine et ne se lasse pas d’accuser en français Malraux d’avoir été un mari “dégoûtant”, et de raconter qu’elle s’est fait un plaisir de ne pas le remercier des Antimémoires qu’il lui a dédicacées. » (Aude Terray, Madame Malraux, biographie, éditions Grasset, 2013, p. 283. Faute non corrigée dans la réédition au Livre de Poche, p. 299, pourtant parue deux ans et demi plus tard.)

Hélas, en 1977 déjà, et sous la plume d’un futur prix Nobel de littérature :

« Et j’ai conservé jusqu’à maintenant ceux [= les livres] qu’elle eut la gentillesse de m’offrir : le Larousse du XXe siècle en six volumes, le dictionnaire Littré, l’Histoire naturelle de Buffon dans une très vieille et très belle édition illustrée, et enfin les Mémoires de Bülow, reliées d’un maroquin vert pâle. » (Patrick Modiano, Livret de famille, chapitre XII, éditions Gallimard, NRF, 1977, p. 146 ; texte identique dans le volume de la collection Folio, p. 175 ; et dans le volume Romans de Patrick Modiano, collection Quarto, Gallimard, 2013, p. 308.)

La reporter et photographe Laurence Deonna a publié un livre intitulé Mémoires ébouriffées : Ma vie, mes reportages (éditions Gingko et éditions de l’Aire, 2014). Née en 1937, Laurence Deonna devrait connaître le genre du mot mémoires.

Claude Lorius a écrit, en collaboration avec Djamel Tahi, Mémoires sauvées des glaces : autobiographie (éditions Arthaud, 2016). Claude Lorius est glaciologue. Étant né en 1932, il devrait lui aussi connaître le genre du mot mémoires

Il est encore plus surprenant de voir le grand médiéviste Jacques Heers, vers la fin de sa vie, dans un essai par ailleurs admirable, commettre la même faute. Évoquant les mémorialistes de toutes époques, ces écrivains et ces graphomanes que les historiens ont longtemps considérés comme les meilleurs témoins de leur temps, Jacques Heers écrit ceci : « Ces “mémoires”, le plus souvent d’une grande richesse, furent publiées, traduites en parler moderne, bien annotées par des érudits qui avaient pris le soin de tout identifier, personnages et lieux de l’action. On les trouvait rassemblées dans de grandes collections, disponibles dans toutes les bibliothèques. L’étude en était aisée […]. » (Jacques Heers, L’histoire assassinée : Les pièges de la mémoire ; éditions de Paris, 2006, p. 12.)

L’anglais distingue memories et memoirs, comme nous distinguons souvenirs et mémoires. Sans doute est-ce l’existence du mot anglais memories qui a faussé la distinction entre la mémoire et les mémoires dans l’esprit des Français. Un titre anglais de livre ou de film qui commence par Memories of… doit être traduit par Souvenirs de…, comme nous avons en français Souvenirs d’une petite fille, de Gyp, ou la série des Souvenirs d’enfance de Pagnol (La gloire de mon père, Le château de ma mère, etc.).

Comment se fait-il que nos intellectuels ne fassent pas le lien entre le mémoire que compose un étudiant pour être jugé digne de tel ou tel grade universitaire, et les mémoires d’un écrivain, d’un témoin, etc. ? Les étudiants diront-ils bientôt qu’ils ont une mémoire à rédiger ?

 

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commentaires

F
Il serait temps que quelqu’un dise à Léonor de Récondo que le nom « éloge » est du masculin. Dans son roman Pietra viva, elle cite ainsi Pétrarque :<br /> « La mort fait l’éloge de la vie comme la nuit celle du jour. »<br /> Elle aurait au moins pu écrire : « La mort fait l’éloge de la vie comme la nuit CELUI du jour. » Mais une traduction plus élégante eût été : « La mort fait l’éloge de la vie comme la nuit fait celui du jour. »<br /> <br /> Mais s’agit-il d’une traduction ? Il semble que le texte italien soit celui-ci : « La vita il fin, e’l dì loda la sera. » (… e’l dì = e il dì.) Si tel est bien le vers auquel Pietra viva fait référence, Pétrarque affirme exactement le contraire de ce que lui fait dire Léonor de Récondo. « Comme la vie fait celui de la mort, le jour fait l’éloge du soir. » C’était là une pensée digne d’un esprit de la Renaissance, confiant dans la doctrine de l’immortalité de l’âme. En affirmant citer Pétrarque, Léonor de Récondo le trahit, et trompe son lectorat.
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F
… et trompe les lecteurs.<br /> (Plutôt que : « son lectorat ».)
L
Entendu à l'instant lors du direct de la « restitution » (auto-satisfaite, triomphale) du « Grand Débat national » : « chacune des pétales de ces fleurs ». <br /> Noter, parmi les mots pièges, « lignite », qui est masculin.
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L
— « Ceux que j’appelle les ennemis du dictionnaire » : amusante expression « les ennemis du dictionnaire ». Je la reprendrai probablement. <br /> <br /> — « Autour [sic] de la bourgeoisie de Bordeaux ». Cet insupportable « autour de » : si c'est « autour de », ce n'est jamais « sur », et le sujet n'est pas celui qu'on dit (la bourgeoisie de Bordeaux), il n'est qu'un centre qu'on ne touche jamais. <br /> <br /> — « La reporter et photographe Laurence Deonna a publié un livre intitulé "Mémoires ébouriffées" ». Ah oui, là dans le titre c'est très gênant..., c'est la faute mise en devanture.
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