Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
7 août 2018 2 07 /08 /août /2018 14:23

Revenons encore sur le cas de « la majorité de… ».

Dans toutes les bouches, sous toutes les plumes, la majorité tend à remplacer la plupart. Nous savions que la plupart, suivi ou non d’un complément, entraînait la mise au pluriel du verbe. Cet accord, qui obéissait à une logique ancienne, est en train de disparaître.

 

Le phénomène était rarement attesté avant la fin du XXe siècle. J’ai déjà cité Grevisse citant Beauvoir. Voici un autre mauvais exemple donné par la célèbre philosophe et mémorialiste :

« Aucune femme n’a écrit Le Procès, Moby Dick, Ulysse ou Les Sept Piliers de la Sagesse. Elles ne contestent pas la condition humaine parce qu’elles commencent à peine à pouvoir intégralement l’assumer. C’est ce qui explique que leurs œuvres manquent généralement de résonances métaphysiques et aussi d’humour noir ; elles ne mettent pas le monde entre parenthèses, elles ne lui posent pas de questions, elles n’en dénoncent pas les contradictions : elles le prennent au sérieux. Le fait est d’ailleurs que la majorité des hommes connaît les mêmes limitations ; c’est quand on la compare avec les quelques rares artistes qui méritent d’être appelés “grands” que la femme apparaît comme médiocre. » (Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, tome 2 : L’expérience vécue ; chapitre XIV : « La femme indépendante » ; éditions Gallimard, 1949 ; dans la collection Folio-essais, p. 626.)

Jacques Laurent aura, lui aussi, donné le mauvais exemple : « Si [en 1940] la grande majorité des Français trouvait donc bien normal d’avoir un gouvernement, cela n’impliquait nullement qu’ils estimassent l’armistice définitif et attendissent du gouvernement qu’il s’alliât à l’Allemagne. » (Jacques Laurent, Histoire égoïste, chapitre XIII, éditions de la Table Ronde, 1976, p. 199, et en poche dans la collection Folio, p. 317.)

L’expression « la grande majorité des Français » est reprise par le pronom ils. C’est bien la preuve qu’il fallait écrire : « trouvaient ». Certes, l’erreur commise par Laurent n’est que graphique.

 

Chez nos contemporains, la substitution est presque systématique. À l’oral comme à l’écrit, chacun s’évertue à éviter la plupart.

« À la fin des années 1970, la majorité des écrits d’Hocquenghem sur l’homosexualité concerne les États-Unis, comme si, pour lui, l’essentiel se déroulait là-bas. » (Antoine Idier, Les vies de Guy Hocquenghem : Politique, sexualité, culture ; éditions Fayard, collection À venir, 2017, p. 192.)

Autre exemple :

« Pour en revenir aux romanciers américains, il est indéniable qu’ils ont exercé une fascination grandissante auprès des lecteurs, critiques et journalistes européens, plus particulièrement en France. La majorité d’entre eux n’était guère prophète en son pays, en Amérique le lecteur moyen se fait rare, mais le lectorat français et la presse se sont enthousiasmés dès la parution des premières traductions. Leur notoriété s’est accrue à la faveur de cet engouement et ils ont gagné en célébrité également chez eux. » (André Bucher, À l’écart, éditions le Mot et le reste, 2016, p. 58.)

En plus de l’incohérence syntaxique qui nous occupe, on observe ici tous les caractères de la prose actuelle la plus répandue, qui procède à coups de poncifs (il est indéniable, fascination, être prophète en son pays), qui pratique l’omission de l’article défini (les « lecteurs, critiques et journalistes »), qui confond le comparatif et le superlatif (l’auteur a écrit « plus particulièrement » mais il voulait dire : tout particulièrement), qui met un point d’honneur à éviter la répétition d’un mot (notoriété, célébrité), qui recourt à la parataxe (« en Amérique le lecteur moyen se fait rare » – le lecteur moyen, quèsaco ? c’est comme le Français moyen ?). En outre, la fascination est exercée « auprès » et non plus « sur », car à quoi bon recourir à la préposition usuelle dans les cas où elle se justifie ?

 

Rappelons qu’il y a des cas où le mot majorité est le donneur d’accord. J’ai cité ce passage dans le billet précédent : « La majorité de ses revenus provient de ses activités commerciales. » La notion de majorité peut prendre le pas sur la perception des unités qui composent cette majorité. Mais il est également correct d’écrire : « La majorité de ses revenus proviennent de ses activités commerciales. »

Bref, si vous ne pouvez éviter l’expression la majorité de…, retenez ce principe : quand par cette expression vous voulez dire « la plus grande part », il est permis de mettre le singulier ; quand vous voulez dire « la plupart », mettez le pluriel.

 

Partager cet article
Repost0

commentaires