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9 juin 2014 1 09 /06 /juin /2014 09:10

Deux verbes français ont récemment subi un changement de sens qui les entraîne assez loin de leurs emplois habituels et favorise le surgissement d’inutiles équivoques. Il s’agit des verbes initier et dédier.

 

« On compte sur vous pour initier le mouvement ! »

Sous l’influence de l’anglais, initier est en train de prendre la place des verbes lancer, amorcer, promouvoir, fonder, instaurer, inaugurer, instituer, prendre l’initiative de… Non seulement le sens précis qu’a le verbe français initier est en train de se perdre, mais son emploi actuel ne recouvre qu’une vague notion de début, de commencement, et cette notion prend le pas sur les nuances et les connotations exprimées par une riche gamme de verbes et de locutions.

« Initiée en 1981 par Jack Lang, Ministre de la Culture, la loi sur le prix unique du livre vous garantit de payer un livre au même prix, quel que soit l’endroit où vous l’achetez. » Cette définition de la loi Lang est fréquemment citée. Depuis quelques années, même lorsqu’elle est reproduite sous une forme légèrement différente, c’est le mot « initiée » qui y figure systématiquement.

À la fin de l’insipide roman épistolaire qu’il a récemment publié, Serge Boëche explique à ses jeunes lecteurs ce qu’est la fête de la Musique : « Elle a été initiée par Maurice Fleuret en 1982. Ce projet a été encouragé avec passion par le ministre Jack Lang […]. » (Serge Boëche, Lettres aux présidents de la République française, éditions Sedrap, 2013, p. 61.)

Gaston Gallimard réunit en volume les articles de Debussy : « En 1921, Monsieur Croche antidilettante paraît en coédition avec Dorbon Aîné – cinquante ans plus tard, François Lesure en publie une édition revue et augmentée. Initiée par ce dernier et achevée après sa mort par son collaborateur, la correspondance générale de Debussy a paru en 2005. » (Myriam Chimènes, « De la musique chez Gallimard », dans Gallimard 1911-2011 : Lectures d’un catalogue ; les Entretiens de la Fondation des Treilles, éditions Gallimard, les Cahiers de la NRF, 2012, p. 318.) La phrase est doublement défectueuse, car ce qui a été « initié » (c’est-à-dire commencé) par François Lesure, ce n’est pas la correspondance de Debussy mais l’édition critique de celle-ci.

Le juriste Claude Klein est un spécialiste du système politique israélien. Dans son dernier essai, il répond aux thèses de Shlomo Sand : « Universitaire israélien (si l’on s’en réfère à sa nationalité), Shlomo Sand a initié une entreprise visant à remettre en cause le credo fondamental de l’État d’Israël : l’idée que le peuple juif, dont il conteste l’existence (il y a des Juifs, il n’y a pas de peuple juif), soit resté attaché à la Terre d’Israël (il nie également cet attachement séculaire). » (Claude Klein, Peut-on cesser d’être juif ? À propos de Shlomo Sand, de ses livres et de l’usage qui en est fait ; éditions Grasset, collection Figures, 2014, p. 12.) Cette phrase comporte une expression à laquelle il n’est pas facile de donner un sens précis : « initier une entreprise visant à… ».

Devons-nous comprendre que personne n’avait jamais osé mettre en doute les fondements historiques et symboliques de l’État d’Israël aussi radicalement que l’a fait Shlomo Sand, ou le constat porte-t-il sur le fait que Sand est à l’origine d’un vaste mouvement de remise en cause et de contestation desdits fondements ?

En d’autres passages du livre, Claude Klein donne à initier son sens normal, par exemple quand il parle du Talmud, « difficile d’accès au lecteur non initié » (p. 19).

 

Remarque :

Quand on dit qu’Untel est l’initiateur de quelque chose, la formule est déjà équivoque. Initiateur ne désigne plus seulement celui qui initie les autres à un domaine de connaissances qu’ils ignoraient, mais il prend parfois le sens du mot instigateur, voire celui de créateur, et cette ambiguïté date d’environ un siècle (« Et c’est ainsi que Renan nous apparaît comme l’initiateur de ce culte esthétique, de cette “pure gratuité de l’art” […] », écrit Henri Massis, dans Jugements, volume I, Plon, 1923, p. 96 ; et Charles de Gaulle, dans Mémoires de guerre, volume III : Le salut, Plon, 1959, p. 224 : « L’objectif que vous envisagez, dis-je, est celui […] que Lyautey, initiateur du Maroc moderne, n’a jamais cessé de poursuivre »). Il est possible que l’anglicisation d’initier ait été favorisée par l’existence de ces emplois d’initiateur – qui vraisemblablement sont eux-mêmes apparus, en leur temps, sous l’influence de l’anglais initiator. Mais doit-on vraiment critiquer la phrase d’Henri Massis, où initiateur est judicieusement rapproché du mot culte ?

Dans la phrase de de Gaulle, le choix lexical est moins heureux. Le nom initiateur devrait y être remplacé par architecte : Lyautey, architecte du Maroc moderne. Et nos amis journalistes et politologues, plutôt que de l’« initiateur d’une réforme », devraient parler (selon le contexte) de l’instigateur ou de l’architecte d’une réforme.

 

[Ajouté en 2015.] Le nouvel essai du journaliste Vincent Nouzille est remarquablement documenté et plutôt bien écrit. Il contient néanmoins quelques fautes. Ainsi :

« L’Escouade spéciale de neutralisation et d’observation (ESNO), issue de l’expérience de la guerre en Afghanistan, a été initiée en 2013 par les commandos marine de Penfentenyo et de Montfort, basés à Lorient. Composée de binômes ou de petits groupes, elle vise à “renseigner pour détruire” […]. » (Vincent Nouzille, Les tueurs de la République : Assassinats et opérations spéciales des services secrets ; éditions Fayard, 2015, p. 15, note n° 2 en bas de page.)

Écrivons : « L’Escouade spéciale de neutralisation et d’observation (ESNO) … a été créée (ou fondée) en 2013 » ; sinon, on laisse entendre que les hommes de cette unité d’élite sont entrés dans telle religion ou dans telle confrérie. (D’autre part, il faudrait sans doute dire : « Composée de binômes et de petits groupes ».)

« Lorsque, en décembre 1958, le général Maurice Challe remplace le général Raoul Salan comme commandant en chef des forces armées en Algérie, la contre-guérilla prend de l’ampleur. Challe initie de lui-même cer­taines opérations Homo. » (V. Nouzille, Les tueurs de la République, p. 32.) Une opération Homo, c’est un homicide commis sur ordre, par des agents du service action. Mais que peut bien être une opération Homo « initiée » par un chef ? Si elle a été ordonnée explicitement, ou suggérée à un subordonné capable de comprendre un ordre à demi-mot, pourquoi ne pas le dire ? Mais il semble que domine ici la notion d’initiative personnelle, que souligne lourdement la locution « de lui-même ». Soit la phrase est floue, soit elle comporte un pléonasme.

 

[Ajouté en 2017.] Initier se charge de significations de plus en plus divergentes.

Pierre Jourde écrit ceci, à propos des films de Fellini : « Le catholicisme, par exemple, cesse d’être un ensemble de dogmes et de symboles pour se réduire à un spectacle pur, un ballet baroque vidé de contenu. […] Fellini retrouve là ce qui avait été initié par Chateaubriand et Baudelaire : mise à part toute question de foi, le christianisme vaut en soi, par ses créations esthétiques. » (Pierre Jourde, Géographie intérieure, abécédaire, à l’entrée « Mastroianni (et glam rock) » ; éditions Grasset, collection Vingt-six, 2015, p. 140.) Fellini retrouve là ce qui avait été affirmé (pensé ? théorisé ?) par Chateaubriand et par Baudelaire.

Peut-être Jourde a-t-il voulu dire que Fellini retrouve là une idée qui avait été pensée initialement par Chateaubriand et par Baudelaire… Ou mieux encore : Fellini retrouve là un courant de pensée dont les premiers représentants avaient été Chateaubriand et Baudelaire.

« [Richard Millet] avait 22 ans et ne supportait pas que les medias [sic] occidentaux impute [sic] aux kataëb, aux phalangistes, au clan Gemayel et plus généralement aux chrétiens la responsabilité d’avoir initié cette guerre. » (Pierre Assouline, « Ce que “tuer” veut dire aussi », publié mercredi 13 janvier 2016 sur son blog « la République des livres ».) D’avoir provoqué cette guerre, ou de l’avoir déclenchée.

 

[Ajouté en 2019.] « Pourtant cette rencontre [entre Philippe Sollers et Dominique Rolin, survenue en 1958], qui signe le début d’une des plus bouleversantes histoires d’amour de tous les temps [sic], initie une révolution. Et la parution de leurs correspondances chez Gallimard inaugure le début [sic] d’une réévaluation éclatante de l’œuvre de Dominique Rolin selon une perspective jusque-là insoupçonnable. » (Patricia Boyer de Latour préfaçant Plaisirs, suivi de Messages secrets : Entretiens avec Patricia Boyer de Latour, de Dominique Rolin ; éditions Gallimard, collection L’Infini, 2019, p. 12-13.)

Dominique Rolin a déjà derrière elle, en 1958, une œuvre importante, mais sa rencontre avec Philippe Sollers lui donne le sentiment de renaître, et désormais « elle ne cessera de renaître à chaque livre » (ibid., p. 13). Voilà en quoi consiste la révolution « initiée » par la rencontre du jeune homme de vingt et un ans et de la romancière confirmée de quarante-cinq ans.

La deuxième phrase citée comporte l’expression « inaugurer le début (de quelque chose) », qui constitue un invraisemblable pléonasme.

Cela dit, le verbe inaugurer est parfois celui qui convenait, qu’on avait sur le bout de la langue, mais qu’on n’a pas trouvé. Alors on a cédé à l’attrait de cet attrape-tout qu’est devenu initier. De fait, Patricia Boyer de Latour aurait pu écrire : « Pourtant cette rencontre […] inaugure une révolution. Et la parution de leurs correspondances chez Gallimard prélude à une réévaluation éclatante (ou, de manière moins triomphaliste : semble préluder à, semble annoncer une réévaluation éclatante) de l’œuvre de Dominique Rolin […]. »

 

Que le verbe initier en soit venu à recouvrir des notions aussi floues ne gêne pas nos écrivains. Cela gêne peut-être encore les lecteurs habitués à vouloir comprendre exactement ce qu’ils lisent.

 

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