« Boutique dédiée », « site dédié », « service dédié » !…
Il est absurde de remplacer consacré par dédié, ces deux adjectifs étant de sens très différent.
Dédier (le verbe) signifie : offrir symboliquement quelque chose, même un sentiment, à une divinité, à quelqu’un qui est considéré comme une divinité, ou à un être digne de respect, de gratitude.
Jusqu’à une époque récente, dédier n’avait que ce sens restreint, alors que consacrer possède depuis longtemps un éventail de significations très étendu. C’est une erreur que de confondre les deux, en élargissant démesurément le champ d’emploi de dédier. Certes, avant le verbe c’est l’adjectif qui a connu cette fâcheuse évolution : les emplois actuels de dédié étant la transposition de ceux que l’adjectif dedicated a en anglais.
Il n’y a pas lieu de reprocher à consacrer sa prétendue connotation religieuse : cette connotation n’est pas plus vivace dans consacrer qu’elle ne l’est dans les verbes prier, adorer ou baptiser, tels qu’on les emploie couramment. On ne va pas jeter… l’anathème sur tous ces mots-là, sous prétexte qu’ils ont été utilisés pendant des siècles dans le cadre du christianisme. Il ne faut pas prendre en grippe certains mots à cause de leur usage originel, ni à cause de l’usage particulier qui a pu en être fait pendant telle ou telle période de l’histoire. Laissons à consacrer ses emplois sécularisés, et préservons la connotation abstraite et spirituelle spécifique qui s’attache à dédier. Mais notre façon d’utiliser à tort et à travers l’adjectif dédié ou le verbe dédier n’oblitère pas seulement consacré ou consacrer : elle menace de disparition bien d’autres verbes et adjectifs.
Dans une librairie, quelqu’un me parle d’une étagère « dédiée » aux livres-disques ; alors qu’il s’agit d’une étagère affectée aux livres-disques.
L’anglicisme s’est bien répandu :
« Le clan Aramov disposait d’une flotte de soixante avions-cargos dédiée au transport des narcotiques, des armes, des produits de contrefaçon, des mercenaires et des immigrants illégaux. » (Antoine Pinchot traduisant Robert Muchamore, Cherub, Mission 14 : L’ange gardien ; éditions Casterman, 2013 ; édition originale grand format, p. 11.) « Enfin, [Ethan et Natalka] se dirigèrent vers les boutiques dédiées aux plus jeunes habitants de Bichkek. » (L’ange gardien, p. 97.)
« Enfin, le 3e plan autisme, présenté par Marie-Arlette Carlotti, ministre déléguée aux personnes handicapées et à la lutte contre l’exclusion, prévoit la création de 30 unités d’enseignement dédiées à l’autisme à la rentrée 2014. » (Communiqué de presse du ministère de l’Éducation nationale, avril 2013.)
« Orange pro, le portail d’informations et de services dédié aux professionnels et aux entreprises » : c’est en ces termes que la société française de télécommunications présente aux internautes les services de pointe qu’elle réserve aux collectivités.
Ces horreurs se disaient déjà en 2002, par exemple dans une autre publicité pour Orange (autrefois France Télécom), que j’ai trouvée en feuilletant de vieux numéros des Inrockuptibles : « Orange musique, les services Orange dédiés à la musique. Retrouvez toute l’actualité musicale depuis le wap orange.fr > Jeux/Musique de votre mobile. » (Sic.) Il ne s’agit nullement d’un culte rendu aux musiciens ou à l’art musical. Non : Orange musique, c’était simplement un bouquet d’applications (comme on dit) censées vous permettre de trouver « des informations sur les artistes et concerts du moment (discographie, interviews, écoutes [sic] d’extraits en avant-première, jeux…) », et censées vous aider à dénicher « le concert de votre choix où que vous soyez en France », comme le dit la suite du texte de cette publicité.
Bref, c’est aussi bête qu’une étagère « dédiée » aux livres qu’elle supporte, aussi couillon que des leçons « dédiées » à l’autisme – au lieu de : conçues pour répondre aux besoins des enfants autistes !
Entendu à la radio (mais sur quelle station ?) : « Les gens vraiment ambitieux et compétents ne doivent plus avoir pour ambition de dédier leur vie pour leur pays. » Dingue.
« Regarder une église impose [sic] de comprendre ces distinctions fondatrices qui ont modelé son apparence [= distinctions entre le rôle des clercs et le rôle des laïcs] et affiné sa [??] distribution. Aussi, l’église apparaît comme le lieu dédié à la prière commune et, à cet égard, est parfaitement adaptée à sa destination. » (Armelle Le Gendre, Comment regarder… une église : Histoire, culte, symboles ; éditions Hazan, collection Guide des arts, 2014, p. 6-7.) La langue d’Armelle Le Gendre est pleine d’imprécisions et de redondances, dans ce passage du moins, et il est particulièrement regrettable de voir une historienne employer à contresens le participe dédié. Une église est un édifice destiné (ou voué, ou conçu pour servir…) à la prière commune, mais un édifice dédié au saint dont il porte le nom (ou à la Vierge Marie : Notre-Dame).
Pour ce qui est de la littérature, on peut dédier un roman à une personne physique ou morale : cela signifie normalement qu’on présente le livre à titre d’hommage à cette personne ou à ce groupe de personnes, comme si on l’avait écrit pour elles, en pensant à elles. Dédier un livre à quelqu’un, c’est invoquer publiquement la protection du dédicataire ou témoigner au dédicataire sa reconnaissance.
Si un créateur a pris pour objet les exploits ou les mœurs de tel groupe d’individus, il ne faut pas dire de son œuvre qu’elle est « dédiée » à ces faits, à ces individus. L’espoir d’André Malraux n’est pas « dédié » aux Républicains espagnols (comme je l’entends dire parfois) sous prétexte qu’il parle des Républicains espagnols. En revanche, le roman a été dédié par Malraux à ses « camarades de la bataille de Teruel » ; car en tête des premières éditions figurait la dédicace imprimée que voici : « À mes camarades de la bataille de Teruel ». Malraux voulait que son récit de fiction fût placé sous le patronage des témoins, survivants et morts, qui avaient participé aux événements réels dont il s’est inspiré.
« Entre 1857 et 1869, la Comtesse de Ségur va publier une vingtaine d’œuvres dédiées aux enfants. » (Présentation de la Bibliothèque rose illustrée et de la comtesse de Ségur, sur le site Internet de Canopé, « le réseau de création et d’accompagnement pédagogiques », qui dépend de l’Éducation nationale !…) Sans doute devons-nous comprendre que les œuvres de la comtesse de Ségur sont destinées aux enfants.
De plus, comment peut-on confondre l’idée de consacrer (un travail à un sujet) et celle de destiner (un travail à un public) ? Car j’entends parler d’une « salle d’exposition consacrée aux enfants des écoles »… Eh bien, l’abus du verbe dédier aura contribué à propager cette confusion.
Encore plus sotte que notre « dédié à », il y a la construction qu’illustre cette phrase d’un pédagogue québécois : « J’avais justement dédié un article sur ce sujet bien précis. »
Cher Monsieur, chère Madame, ne « dédiez » pas un article « sur » un sujet ; mais consacrez un article à un sujet.
Évitez toujours le franglais, cette langue qui n’est ni de l’anglais ni du français (en l’occurrence, vous avez calqué un verbe français sur le mot anglais qui lui ressemble le plus, au détriment de la signification précise dudit verbe français, puis vous l’avez fait suivre d’une préposition qui n’est, dans ce contexte, acceptable ni en français ni en anglais ; car les Anglais disent : dedicated to). Efforcez-vous toujours d’écrire, et de parler, le français le plus simple et le plus naturel que vous connaissiez. Résistez à la tentation de cautionner des constructions qui sont tombées de la dernière pluie.
Enfin, ce qui n’arrange rien, notre malheureux anglicisme est souvent construit sans le moindre complément.
Comme nous l’apprend une publicité : « Les éditions numériques des livres de la série Harry Potter sont disponibles depuis mardi 27 mars sur [sic] la boutique du site Internet dédié. […] Les versions française, allemande, espagnole et italienne pourraient être proposées sur le site dédié dès le mois d’avril. »
Mais « dédié » à quoi, grands dieux ? Il faudrait dire : site internet créé dans ce but, ou : site internet du même nom (à condition que ce site ait été baptisé « Harry Potter », ce dont je ne suis pas sûr).
Publié le 4 décembre 2012 sur la page Actualités de livreshebdo.fr : « “Le [sic] sept épreuves de Noël” est un conte participatif en ligne conçu par Disney, auquel chacun pourra proposer un nouveau chapitre via l’application dédiée sur Facebook. Le début est [sic] la fin du conte sont écrits par l’auteure [sic] jeunesse Geneviève Brisac. »
Et ceci, dans un article pourtant lucide et bien informé sur les faux progrès de la technique : « Le premier effet pervers apparait lorsque je crois acquérir un titre numérique pour alimenter ma bibliothèque personnelle (mon histoire à moi, mon axe de repérage voire de référencement), donc que je l’“achète”, et qu’il apparait que je ne peux en fait en disposer à ma guise : impossible de le prêter, de le déplacer à ma guise [sic], voire de simplement le lire sans l’outil dédié. » (Bertrand Calenge, « Livres numériques et collection : lever l’ambiguïté », jeudi 15 mars 2012, sur http://bccn.wordpress.com/.) C’est moi qui souligne, en recourant au gras, selon mon habitude. L’auteur a employé candidement notre adjectif, sans l’encadrer de guillemets ni le mettre en italique.
« Si l’enfant est en colère, on peut lui proposer de frapper sur un coussin dédié, le coussin de colère. Mais cette technique peut avoir des résultats mitigés si elle n’est pas utilisée correctement. » (Isabelle Filliozat, “il [sic] me CHERCHE !” : Comprendre ce qui se passe dans son cerveau entre 6 et 11 ans ; éditions Jean-Claude Lattès, 2014, p. 70.) L’italique est de l’auteur. Il s’agit en réalité d’un coussin ad hoc, c’est-à-dire : prévu à cet effet.
Une telle phrase donne au lecteur de plus de vingt ans le sentiment de s’être fait expulser de sa propre langue. En peu de temps, tout le monde s’est mis à parler ainsi, de l’employé de bureau au professeur d’université. Le processus est-il irréversible ? Nos instituteurs, nos intellectuels, nos journalistes – et même nos concepteurs-rédacteurs de publicités – ont-ils définitivement renoncé à ouvrir de bons dictionnaires ? Ont-ils définitivement perdu la mémoire de la richesse du français ?
Car sa propre richesse devrait servir à la langue française de rempart contre cette funeste « évolution », qui voue un même mot à se charger de significations si peu compatibles entre elles.
[Ajout de 2022.] Cette « évolution », qui permet aux mots de changer radicalement de signification et de se substituer les uns aux autres, ni vu ni connu, semble avoir été, sinon causée, du moins favorisée par un autre phénomène, rarement décrit.
Au cours des années 1980 s’est répandue une fâcheuse confusion entre dédier et dédicacer. En 1991, le Journal de 13 h de la chaîne Antenne 2 conclut par ces mots un reportage de Marie-Hélène Bonnot consacré au le film Mon père ce héros, de Gérard Lauzier : « Mon père ce héros : un film drôle et plein de tendresse, une aventure au soleil sur les relations père-fille. Il est d’ailleurs ainsi dédicacé, à la fin : “À nos filles”, par Lauzier, Depardieu, et le producteur. »
Ces trois hommes ont bien sûr dédié le film à leurs filles respectives. Il s’agit certes d’une dédicace mais cette dédicace appartient à l’œuvre, contrairement à la dédicace manuscrite qui est rédigée (en général par son auteur) dans tel ou tel exemplaire d’un livre ou d’un album, qui peut aussi, de nos jours, être tracée au marqueur indélébile sur la surface d’un disque ou d’un DVD, et qui s’adresse le plus souvent à l’acheteur. Dédicacer une œuvre, c’est tracer à la main une telle dédicace.
Maintenant que les intellectuels ont pris l’habitude d’attribuer à dédicacer le vrai sens de dédier, ce verbe dédier est devenu disponible pour remplacer, sous l’influence de l’anglais, toute une gamme de verbes signifiant plus ou moins « consacrer », « destiner », etc. Trop d’écrivains consentent à ces substitutions sémantiques, les laissant s’imposer au détriment de la précision du langage, mais aussi au détriment de la conversation que nous entretenons avec les livres, avec les générations précédentes, avec le passé.