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27 mai 2010 4 27 /05 /mai /2010 01:47

La présence de certains adjectifs ou de certains compléments est exigée par un usage ancien ou par les logiques internes de la langue. L’omission d’un mot ou d’un groupe de mots requis par ces logiques, même si celui-ci n’est pas essentiel pour le sens, cause une lacune dans le style. C’est un phénomène très courant aujourd’hui, qui semble avoir d’abord été la caractéristique de certaines traductions françaises d’œuvres étrangères.

« [Alex] l’aperçut à deux reprises ; une fois en train d’inspecter les sacs des visiteurs à la porte 5, une autre fois en train d’indiquer leur chemin à un couple. » (Anthony Horowitz, Skeleton Key, traduit de l’anglais par Annick Le Goyat, 2002, Le Livre de Poche jeunesse, p. 41.) Certes, on pourrait se contenter de corriger la faute grossière que contient cette phrase, en écrivant : « d’indiquer son chemin à un couple ». Mais la formulation manquerait encore de contour. Écrivons alors : « d’indiquer son chemin à un jeune couple » ; ou, pour conserver tous les mots de la phrase imprimée : « d’indiquer leur chemin à un couple de retraités » (ou « de Japonais d’âge mûr », etc.). Je serais curieux de savoir ce que disait exactement le texte anglais d’Horowitz.

« D’ailleurs, trois ou quatre voitures étaient garées sur des emplacements, près du passage surélevé sur lequel il marchait. » (Ibid., p. 50.) Là aussi, il faut ajouter quelque chose : les voitures « étaient garées sur des emplacements prévus à cet effet », ou « tracés sur le sol ».

« Dès ses premières confidences, en 1967, Rubi m’assura que ses camarades ex-SS, restés à Allach, avaient tous été exterminés. Mais il n’avait aucune preuve à l’appui… » (Morgan Sportès, L’aveu de toi à moi, Fayard, p. 265.) À l’appui de ses dires. En effet, les points de suspension qui terminent la phrase n’indiquent pas une interruption : ce n’est pas un énoncé inachevé. Du reste, les points de suspension n’empêchent pas le paragraphe de se poursuivre, en ces termes : « Ainsi mettait-il, non sans une secrète satisfaction, bourreaux et victimes sur le même plan », etc. Et comme le narrateur s’exprime dans un français soigné tout au long du texte, il s’agit bel et bien, dans le passage en question, d’une défaillance syntaxique et stylistique.

L’important est de rétablir noir sur blanc l’adjectif qualificatif, le complément déterminatif ou le complément circonstanciel dont le manque, perçu par le lecteur, attire inutilement l’attention sur un détail secondaire. L’écrivain est celui qui ne devrait pas donner l’impression que des mots lui manquent, sauf lorsqu’il raconte une histoire par la voix d’un narrateur illettré.

Dans Le cas Gentile, de François Taillandier (éditions Stock, 2001), la journaliste Aspasie entame une enquête sur la condition masculine « au temps du féminisme triomphant ». Nous lisons, p. 33-34 : « Il s’agissait d’entrer en relation avec des types qu’elle ne connaissait pas, et d’empêcher que les intéressés ne se fissent des idées, que la séance de confidences ne tendît à dégénérer. Elle se prémunissait de diverses façons : en choisissant des amis d’amis, qui redouteraient qu’elle n’allât tout raconter si leur comportement laissait à redire [sic] ; en rencontrant l’épouse ou la compagne quand il y en avait une, en lui prodiguant les [sic] marques d’attention et de sympathie ; en mettant les points sur les i, à l’occasion, de façon aussi claire, ferme et aimable que possible ; en arrivant aux rendez-vous vêtue d’un pantalon de velours et d’un pull, les cheveux tirés par un élastique, les lunettes sur le nez, traînant un gros cartable, bref, aussi peu sémillante que possible. »

On notera que le style de Taillandier, romancier pour qui j’éprouve pourtant la plus vive admiration, laisse, dans les détails, un peu à… désirer. Mais voici l’élément que, m’appuyant sur cet extrait, je voulais mettre en évidence : il est bon d’adjoindre au verbe se prémunir un complément. Par exemple en disant : « Elle se prémunissait contre ce danger de diverses façons ». Bien sûr, on trouvera dans la littérature quelques phrases où le verbe se prémunir a été employé de manière absolue, mais le complément introduit par la préposition contre est plus nécessaire au sémantisme de ce verbe que les gérondifs compléments circonstanciels qui le suivent (« en choisissant », « en rencontrant », etc.). Puisque la phrase intègre ces gérondifs, elle doit aussi intégrer le complément le plus nécessaire.

« Johnson n’a plus rien du condamné ahuri ; il pose pour son public et dresse ses deux mains lourdement enchaînées l’une à l’autre, dans un geste de victoire. » (Benoît Duteurtre, La petite fille et la cigarette, Fayard, 2005, p. 109-110.) Employé sans complément circonstanciel, le verbe dresser peut avoir de multiples significations. Écrire ici, par exemple : « il dresse vers le ciel ses deux mains ». L’ajout serait en parfait accord avec le contexte, puisque la scène se passe en plein air.

Le narrateur principal de La possibilité d’une île est parti s’installer en Andalousie avec sa femme Isabelle : « Mon agent voyait d’un bon œil cette période d’isolement ; il était bon, selon lui, que je prenne un peu de recul, afin d’attiser la curiosité du public ; je ne voyais pas comment lui avouer que je comptais mettre fin. » (Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Fayard, 2005, p. 65-66.) Que je comptais mettre fin à ma carrière. L’omission de certains compléments est fréquente dans la prose de Houellebecq.

Il arrive que l’aberration syntaxique provoque une absurdité sémantique : « Ils organisaient à longueur d’année des concerts dont la recette allait à diverses organisations d’enfants défavorisés. » (René Belletto, L’Enfer, éditions P.O.L, 1986 ; publié en format de poche dans la collection Points des éditions du Seuil, p. 28 ; faute non corrigée dans la nouvelle édition « revue par l’auteur », parue en 2007 ; collection Folio, p. 36.) Il faut évidemment comprendre : « à diverses organisations d’aide aux enfants défavorisés ».

 

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