Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
5 octobre 2013 6 05 /10 /octobre /2013 09:20

Depuis quinze ou vingt ans, les mots changent de sens à toute vitesse, et je ne doute pas que les petits Larousse et Robert ne s’accommodent bientôt de l’ensemble de ces mutations, comme si de rien n’était.

Toujours désireux d’éviter une préposition, les professionnels des médias et de la communication font maintenant violence aux adjectifs. La construction précise, celle qui relie un nom à un autre nom par le moyen d’une préposition, leur apparaît comme un détour inutile. On n’énonce plus l’objet de sa pensée, on le suggère paresseusement. L’heure est à la réduction et à l’avarice.

Quand Martine Aubry parle de la « colère fiscale » qui monte dans l’opinion, elle donne à fiscal le sens de : CONTRE l’impôt, CONTRE le fisc. Semblablement, sur France Culture (samedi 28 septembre 2013), quatre journalistes ont parlé de « ras-le-bol fiscal » sans sourciller, se reprenant l’expression au vol pendant une heure.

Les professionnels de la parole et de l’écrit devraient pourtant savoir que, si l’énoncé « matraquage fiscal » possède un sens précis, parce que c’est le fisc qui matraque, l’expression « désobéissance fiscale » est un pur non-sens (contrairement à « désobéissance civile », qui dit clairement que ce sont les citoyens qui désobéissent).

Notez que fraude fiscale ne signifiait pas exactement : fraude contre le fisc, mais plutôt : fraude pratiquée dans le domaine de la fiscalité.

C’est à bon droit qu’on parle d’une exposition canine, d’un concours canin, de sports canins, de déjections canines, voire d’aboiements canins ou de catégories canines. Mais un propriétaire de chien ne devrait jamais être appelé « propriétaire canin ».

Quand des journalistes écrivent : « Silvio Berlusconi échappe de peu à une éviction politique », ils donnent à l’adjectif politique le sens inédit de : hors de la vie politique (puisque l’expression « éviction politique » signifie en l’occurrence : éviction de la vie politique).

Dans son article sur Flaubert, « À propos du “style” de Flaubert », paru dans la Nouvelle Revue française en janvier 1920, Proust a émis des réserves sur l’emploi de l’expression d’« éducation sentimentale » : « L’Éducation sentimentale (titre si beau par sa solidité […] mais qui n’est guère correct au point de vue grammatical) […]. » Pourtant, ce tour était fréquent depuis longtemps. Balzac, par exemple, avait parlé de « guerre sentimentale » dans La duchesse de Langeais. Voir aussi l’expression « histoire romaine », pour : histoire de Rome, histoire de la civilisation romaine. L’épithète était substituée, sans trop de distorsion sémantique, à un complément déterminatif du nom.

Mais « colère fiscale » et « éviction politique » démontrent qu’un pas supplémentaire a été fait vers le dérèglement et l’anomie.

Parler de « chute équestre », quand on veut évoquer une chute de cheval, c’est commettre le même type de non-sens. Certes, on peut penser qu’une chute équestre est une chute qui se fait dans le domaine de l’équitation, de même que la fraude fiscale concerne le domaine de la fiscalité… Mais quel inutile détour, quelle imprécision. Dans l’expression chute de cheval, chaque mot porte. De plus, la préposition de n’introduit pas un complément déterminatif mais un complément circonstanciel, comme dans : tomber de cheval. Aucun adjectif n’est apte à signifier la même chose que ces deux mots.

Le pur et le tremblé sont deux manières de s’approprier la langue. Ils sont à la source de deux styles littéraires. Mais un flou causé par l’incompétence de l’écrivain ou du parleur détruit toute possibilité de style – et détruit aussi, à plus ou moins longue échéance, la possibilité de converser avec autrui. La langue de connivence chasse la langue commune.

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

G
En effet, par suite de hardis raccourcis (on fait l'économie d'un groupe nominal propositionnel en plaçant directement son adjectif près du nom que ce groupe devait compléter), on obtient des liens syntaxiques très lâches, comme dans "tourisme durable", que je rencontre aujourd'hui.
Répondre
G
Pardon : prépositionnel !
B
Ce n'est pas le pire. Que dire de "chafouin" qui est devenu, allez savoir pourquoi, synonyme de "mal réveillé, de mauvaise humeur" ? Est-ce une dérive de " l'esprit chagrin" ?
Répondre