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9 août 2010 1 09 /08 /août /2010 21:26

Trop souvent, nous voyons les écrivains refuser le terme propre et lui préférer une formulation vague, imprécise, qui nous fait parfois douter, à la première lecture, d’avoir compris la phrase où elle se trouve. Nous la relisons alors plusieurs fois, afin d’arriver à en croire nos yeux. Cette expérience nous donne l’impression d’être en train de lire un premier jet ou un texte insuffisamment élaboré. Il est normal que des personnages dont les paroles sont rapportées au discours direct s’expriment avec maladresse dans des dialogues, comme nous le faisons tous à l’oral, et qu’ils s’expriment avec la même maladresse dans un monologue intérieur. Mais le narrateur de l’histoire, qu’il s’agisse d’un narrateur s’exprimant à la première personne ou d’un narrateur dépersonnalisé assimilable à l’auteur, devrait recourir à une langue plus ferme, plus élaborée, que celle de ses personnages.

C’est d’ailleurs le cas, en général, dans la majeure partie du discours qui peut lui être assigné. Les passages faibles n’apparaissent que de manière occasionnelle. Mais le fait qu’ils émergent de la parole du narrateur rend particulièrement audible chacune de ces ruptures, chacune de ces fausses notes, et une poignée de fausses notes suffisent à donner à la langue un aspect incohérent.

Exemples :

« Ils arrivèrent enfin dans une clairière où se trouvaient une mare gelée et une petite maison blanchie à la chaux à l’entrée de laquelle il y avait un autre garçon, vêtu comme le premier, une lampe tempête à la main. » (Jérôme Leroy, En harmonie, éditions des Équateurs, 2009, p. 127.) En dehors du fait que le mot lampe-tempête s’écrit normalement avec un trait d’union, la présence dans la même phrase de « se trouvaient » et d’« il y avait » donne l’impression d’une injustifiable lourdeur, qu’il aurait été si facile d’éviter en remplaçant cet « il y avait » par un simple « attendait ».

Le héros-narrateur d’un roman de Benjamin et Julien Guérif se décrit en train d’escalader la façade d’un pavillon de banlieue. Voici la phrase qui rend compte du moment où cet adolescent, prénommé Matthieu, parvient sur le toit du pavillon : « En quelques mouvements, j’arrive sur le toit incliné. » (Quand la banlieue dort, éditions Syros, 2009, p. 18.) Pourquoi n’avoir pas écrit : « je me hisse » ? Le narrateur a beau être un adolescent, on constate, dans toutes les parties de son récit, qu’il dispose d’un vocabulaire varié et précis. Pourquoi avoir utilisé ce verbe « j’arrive », qui ne fait pas image et qui rend la phrase obscure à la première lecture ?

À la page 50 du même roman, nous lisons : « [Les fenêtres du second étage] doivent être plus faciles à faire céder, encore faut-il y parvenir. » La formulation est ambiguë s’il s’agit ici de faire entendre : « parvenir jusqu’à elles », « parvenir à leur hauteur ».

Quand la banlieue dort renferme bien d’autres formulations paresseuses. Par exemple dans cette phrase, située à la page 51 : « La branche qui se rapproche le plus du toit est longue et solide, surplombée par une autre un peu moins épaisse, mais suffisante pour assurer notre équilibre. » À elle seule, la branche supérieure ne saurait « assurer l’équilibre » de Matthieu et de son ami. Ce sont eux qui, en s’y cramponnant, assureront leur équilibre tandis que leurs pieds se déplaceront sur la branche située en dessous. Il faudrait, quoique la répétition du pour y soit un peu lourde : « une autre un peu moins épaisse, mais suffisante pour que nous nous en servions pour assurer notre équilibre ».

Pareilles maladresses ne peuvent que décevoir un lecteur habitué à la littérature classique et moderne antérieure aux années 1990.

C’est ce sentiment d’avoir affaire à un texte mal revu qui rend si insupportable la tournure déjà stigmatisée : « Avec Untel, nous faisons… », quand elle sert à dire : « Untel et moi ».

Je l’ai encore lue dans une œuvre par ailleurs belle et soignée, au titre magnifique, Les faubourgs d’Armentières, par Alain Demouzon (éditions Fayard, 2010). Voici ce qu’on lit à la page 25 : « Un jour, dans la cave de la maison de mes parents, à l’issue d’un repas familial, avec ma fille Clémence nous ouvrons encore une fois les battants de ce grand carton », comme si les personnages, Clémence comprise, étaient au moins trois, ce que le contexte semble démentir. Si le narrateur et sa fille ne s’étaient pas isolés du reste de la famille pour aller examiner les souvenirs contenus dans ce carton, le texte dirait : « avec notre fille Clémence, nous… ». La construction imbécile (comme dirait Bernanos) est en train de devenir courante. La préférence de nos contemporains va vers le flou et vers l’amphibologie. Peut-être inévitable à l’oral, où nous inventons en parlant, ce flou nuit à la durabilité de la langue écrite.

Je suis un lecteur atlante : une phrase bien balancée me fait frissonner de joie.

Par exemple celle qui va suivre. Elle est tirée d’un roman que j’ai déjà cité plus haut, et sur lequel j’ai porté un regard impartial et glacé… Dans l’extrait qui m’intéresse à présent, le pronom il désigne l’écrivain Frédéric Fajardie, devenu, le temps d’un roman écrit par son ami Jérôme Leroy, le héros d’un polar néoprolétarien. Nous sommes en 1970, le jeune Fajardie a un peu plus de vingt ans :

« C’est un jour froid de janvier 70, alors que la neige recouvrait Paris et qu’il était obligé de remplir régulièrement de charbon le poêle antique de la librairie pour maintenir une température à peu près acceptable dans les deux cents mètres carrés et éviter que les clients ne gèlent sur place en furetant dans les rayons qu’un jeune type qu’il ne connaissait pas, aux cheveux courts et à la gueule de séminariste, entra et se dirigea vers le rayon poésie. » (Jérôme Leroy, En harmonie, p. 118.)

Si l’on daigne ajouter mentalement la virgule qui manque après « dans les rayons », on pourra admirer sans réserve la construction savante de cette phrase à large ouverture de compas mais d’allure simple et naturelle. Voyez-la se bander comme un arc, grâce à la locution C’est… que…, employée à bon escient et très intelligemment laissée au présent de l’indicatif pour qu’elle n’attire pas l’attention sur soi avec trop d’insistance. D’emblée, le lecteur enregistre qu’il devra guetter le surgissement de la proposition principale, tout en devinant que cette apparition n’est pas pour tout de suite. Les différentes subordonnées se logent tout naturellement entre le présentatif initial C’est et son corrélatif que situé plusieurs lignes plus bas. Bien joué.

 

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