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10 juillet 2011 7 10 /07 /juillet /2011 18:00

(Suite de mon billet Confusions entre l’agent et le patient, publié en juin 2010.)

 

L’infinitif prépositionnel ne peut s’employer que si l’action est faite par un sujet (évidemment pas exprimé) qui est en même temps le sujet du verbe principal. L’oubli de cette règle conduit à du flou syntaxique, et peut faire comprendre le contraire de ce qu’on avait voulu dire.

Nicolas Gredzinski raconte ses exploits pianistiques de jeune homme à Thierry Blin, dans le roman Quelqu’un d’autre : « – […] J’ai eu droit à des bravos, aux sourires d’une poignée de jeunes filles, et pendant quelques minutes, j’avais [sic, au lieu de : j’ai eu] l’impression d’être quelqu’un d’autre. / Ces derniers mots restèrent en suspens, le temps de les laisser résonner. » (Tonino Benacquista, Quelqu’un d’autre, éditions Gallimard, collection NRF, 2002 ; collection Folio, p. 25.)

Cette phrase emmêle l’agir et le subir. Les mots qui « restent » en suspens (verbe d’état) ne peuvent en même temps faire l’action de « les laisser » résonner ; « les », c’est-à-dire eux-mêmes… Pour corriger la phrase, il faudrait écrire : « Nicolas Gredzinski laissa ces derniers mots en suspens, le temps de les entendre résonner. » Ou : « Thierry Blin et Nicolas Gredzinski tinrent leurs verres en suspens, le temps de laisser résonner ces derniers mots » (dans l’air du bar où les deux personnages se sont installés).

« Qu’avait-il bu, hier, pour le mettre dans un tel état ? » (Quelqu’un d’autre, Folio, p. 63.) Pour se mettre dans un tel état.

« Paul sentit son cœur battre à s’en faire péter la poitrine. » (Quelqu’un d’autre, Folio, p. 306.) Peut-on simultanément sentir un processus et le faire advenir ? Je pense qu’il serait plus correct d’écrire : « Paul sentit son cœur battre à lui faire péter la poitrine », mais il faut alors envisager une autre formulation de la règle que j’ai énoncée en commençant. Ici, c’est le sujet de l’action de « battre » et le sujet de l’action de « faire péter » qui doivent être le même. Le premier verbe à l’infinitif tient lieu de verbe principal par rapport au groupe « faire péter ».

Ebenezer Graymes, occultiste ou démonologue, et héros du roman L’Enchanteur de Sable, vient d’annoncer au policier Bob Single, par téléphone, qu’il est sur la piste de l’homme qu’il croit coupable d’une série de meurtres étranges. Puis Graymes annonce son intention de le tuer lui-même. Bob Single tente de s’y opposer : « – Minute ! Graymes, écoutez ! Nous voulons ce type en vie ! Il n’est pas question de vous livrer à une vengeance personnelle ! » (Michel Honaker, Chasseur Noir III : L’Enchanteur de Sable ; éditions Flammarion, collection Tribal, 2010, p. 139.) Correction possible : « Il n’est pas question que vous vous livriez à une vengeance personnelle », ou : « Il n’est pas question (pour nous) de vous laisser vous livrer à une vengeance personnelle ».

« Dans les pays pauvres, ils [= les enfants et les jeunes adultes victimes de l’esclavage moderne] sont kidnappés pour travailler dans des ateliers clandestins, participer à des conflits armés ou se livrer à la prostitution. » (Robert Muchamore, Cherub, Mission 7 : À la dérive ; traduit de l’anglais par Antoine Pinchot, éditions Casterman, 2009 ; réédition au format de poche, p. 134.) La phrase est syntaxiquement correcte, mais le verbe se livrer laisse à penser que l’action est libre et spontanée, que celui qui l’exerce donne libre cours à un penchant de sa nature ou de son caractère – idée peu compatible avec le fait d’avoir été kidnappé. C’est pourquoi je proposerai la correction que voici : « ils sont kidnappés pour […] être livrés à la prostitution » ; ou mieux : « Dans les pays pauvres, on les kidnappe pour qu’ils travaillent…, qu’ils participent à… ou qu’ils se prostituent. »

« – Aujourd’hui, ce sont leurs ennemis, en effet [= les talibans sont les ennemis des Américains]. Mais dans les années quatre-vingts [sic, au lieu de : années quatre-vingt], la CIA a entraîné et équipé les talibans pour se battre contre les forces soviétiques. » (Antoine Pinchot traduisant Robert Muchamore, Cherub, Mission 10 : Le grand jeu ; éditions Casterman, 2010 ; édition originale grand format, p. 136.) La CIA a entraîné et équipé les talibans pour qu’ils se battent contre les forces soviétiques.

« Tandis que les bagagistes déchargeaient le contenu de la soute, Secombe [= un agent des services secrets britanniques], Tan [= un ministre de Malaisie] et les politiciens qui les accompagnaient suivirent le pilote de la RAF jusqu’à l’hélicoptère qui devait les conduire dans les Midlands afin d’assister à une démonstration de tir de missiles. » (Antoine Pinchot traduisant Robert Muchamore, Cherub, Mission 12 : La vague fantôme ; éditions Casterman, 2011 ; édition originale grand format, p. 219-220.) Afin de leur permettre d’assister, pour leur permettre d’assister ; ou : pour qu’ils puissent assister. Le sujet qui est censé faire l’action exprimée par l’infinitif prépositionnel (« assister » à la démonstration de tir), ce sont les hommes auxquels renvoie le pronom « les », du verbe « conduire » : ce n’est pas l’hélicoptère (représenté par le pronom relatif « qui »).

« – […] Il paraît que les autorités avaient convoqué plusieurs membres de l’US Air Force pour assister au spectacle [= cette fameuse démonstration de tir de missiles], et que le pétard a explosé sur son pas de tir. » (La vague fantôme, p. 254.) Pour qu’ils assistent au spectacle. Même défaut que dans l’exemple précédent.

« Le muret du quai était trop effrité et humide pour pouvoir y poser la main. » (Pascal Quignard, Les solidarités mystérieuses, éditions Gallimard, collection NRF, 2011, p. 22.) Écrire : pour qu’on pût y poser la main.

« C’était le village le plus silencieux qui fût. Même pas le bruit d’une tondeuse à gazon. Aucun jardin n’avait assez d’espace pour s’y étendre ni assez de terre pour enraciner ses arbustes. » (Quignard, Les solidarités mystérieuses, collection NRF, p. 29.) Écrire : n’avait assez d’espace pour qu’on s’y étende (puisse s’y étendre, pût s’y étendre). Ou : n’offrait assez d’espace pour s’y étendre. Mais comment la suite de la phrase de Quignard se raccrochera-t-elle à ce segment ? Tout bien considéré, je préconise : Aucun jardin n’avait assez d’espace pour qu’on s’y étende (étendît) ni assez de terre pour que ses arbustes s’y enracinent (s’y enracinassent ; pussent s’y enraciner).

« Cette affiche, rectangle rouge au bord glissant vers le jaune avec quelques coulures d’un vert hésitant, fut sa dernière vision avant d’être happé par l’événement. » (Bernard Buci, Les huiles, éditions Michel de Maule, 2011, p. 12.) Sa dernière vision avant qu’il (= le personnage nommé Nitchevo) soit happé par…, ou : fût happé par… (certes, nous entendrions alors deux fois la même syllabe fut à quelques secondes d’intervalle). Pourtant, s’il est vrai que le sujet d’« être happé » est différent de celui du verbe conjugué « fut », il est permis au lecteur de percevoir dans le syntagme « sa vision » une action en train de se faire, un processus dont l’agent est contenu dans l’adjectif possessif, autrement dit l’équivalent d’un verbe actif. Le sujet qui nous manque se laisse donc facilement tirer de l’adjectif possessif « sa ». Telle que l’a voulue Bernard Buci, la phrase n’est pas incorrecte. Le complément circonstanciel « avant d’être happé… » se rattache au syntagme « sa vision » et non pas au verbe « fut ». Mais la meilleure solution consistait à écrire : « Cette affiche […] fut la dernière chose qu’il vit avant d’être happé par l’événement ».

« Le visage de mon père avait en outre été frotté sur le sol, pratiquement jusqu’à faire jaillir l’œil de l’orbite. » (Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, 2001 ; réédité dans la collection J’ai lu, p. 25.) D’une part, le narrateur omet dans cette phrase un possessif nécessaire. Il faudrait : « jusqu’à faire jaillir l’œil (ou mieux : un œil) de son orbite ». D’autre part, le narrateur passe de la voix passive à la voix active sans la moindre transition. Écrire plutôt, pour corriger les deux erreurs : « On avait frotté le visage de mon père sur le sol, pratiquement jusqu’à faire jaillir un œil de son orbite. »

À la place du verbe à l’infinitif, il arrive qu’on trouve son dérivé nominal.

Plusieurs S.A. entrent dans la cellule d’un communiste nommé Kassner, qui vient d’être arrêté à Berlin, en 1934, et le frappent : « [Kassner] reçut à la fois dans les côtes le sol de ciment et les bottes qui commencèrent à le marteler. La faiblesse de la douleur l’étonna, bien qu’elle fût à la limite de l’évanouissement ; auprès de la torture, de tout ce à quoi il avait pensé, être roué de coups était dérisoire. » (André Malraux, Le temps du mépris, 1935, chapitre I ; dans Œuvres complètes, volume I, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 788.) De telles fautes contre la syntaxe sont très rares chez Malraux.

On ne devrait pas dire qu’une douleur est à la limite de l’évanouissement, si l’on veut faire entendre que celui qui l’éprouve est sur le pont de s’évanouir. Le nom évanouissement, dérivé du verbe pronominal s’évanouir, désigne un processus qui ne peut être que passif : la douleur n’« évanouit » personne. Logiquement, la phrase de Malraux devrait signifier que c’est la douleur elle-même qui est près de s’évanouir, même si le contexte n’autorise pas cette interprétation. Soit il y a eu erreur sur le pronom personnel, Malraux ayant voulu dire ceci : « La faiblesse de la douleur l’étonna, bien qu’il fût à la limite de l’évanouissement » ; soit il fallait choisir une construction permettant de relier chaque processus au sujet qui en est l’agent ou le siège : « bien qu’elle l’eût mené à la limite de l’évanouissement ». Il y aurait là un agent, représenté par le pronom elle, et un patient, représenté par le pronom le.

 

Comme dans le premier article que j’avais consacré à ce sujet, j’ai considéré comme deux phénomènes similaires le fait de confondre un patient et un agent et le fait de confondre un objet et un sujet, au point de citer pêle-mêle les exemples illustrant l’un ou l’autre cas de figure. C’est un chapitre où l’analyse des relations syntaxiques ne se dissocie guère de l’analyse des rôles sémantiques.

Mon but est de susciter une prise de conscience chez ceux qui écrivent, de les inciter à faire preuve de plus de vigilance, plutôt que de proposer un répertoire rationnel et scientifique des faits de langue.

 

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