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11 avril 2010 7 11 /04 /avril /2010 09:36

Les Français méconnaissent le rôle de plusieurs temps de leur conjugaison, notamment celui des temps antérieurs.

À l’indicatif, les Français ont tendance à oublier l’existence du plus-que-parfait, du passé antérieur et du futur antérieur. Ce sont les temps verbaux qui expriment une antériorité par rapport à un autre temps du passé, ou par rapport au futur. L’antériorité par rapport au passé composé s’exprime au moyen du passé surcomposé (a eu fini, a eu réalisé, a été parti, etc.) : celle-là aussi est largement méconnue. Au subjonctif, c’est le plus-que-parfait qui sert de temps antérieur (eusse voulu, eût accompli, etc.). Le conditionnel est concerné en tant que mode utilisé pour exprimer le futur dans le passé (Il savait qu’elle rentrerait). La subordonnée au conditionnel inclut parfois une autre subordonnée, où est évoquée une action antérieure : Il savait qu’elle rentrerait quand elle aurait fini son travail. Cette action antérieure, située entre le processus « il savait » et l’action « elle rentrerait », s’exprime au conditionnel passé.

Les exemples analysés ci-dessous, et les corrections proposées, tenteront de faire apprécier l’utilité de tous ces temps antérieurs.

« “Tout est gris dehors, comme d’habitude, j’ai froid, je relève mon col, comme d’habitude”, fredonnai-je, épaté par ce phénomène insolite : les paroles du succès planétaire de notre Cloclo national stagnaient intactes dans ma mémoire et, jusqu’à ce matin, je l’ignorais. » (Matthieu Jung, Principe de précaution, éditions Stock, 2009, p. 172.) Écrire plutôt : « je l’avais ignoré ». Car le narrateur sous-entend : désormais, je le savais.

« Décrits par l’entourage comme des gens discrets, ils se plaisaient beaucoup dans leur nouvel environnement, infiniment plus calme que la cité de Seine-Saint-Denis où ils résidaient précédemment. » (Principe de précaution, p. 355. La phrase évoque un homme et une femme qui ont été poignardés pendant leur sommeil par leur fils adoptif de dix-sept ans.) Écrire plutôt : « où ils avaient résidé précédemment ». Certes, la présence de l’adverbe écartait tout risque de contresens.

« Il [François] est revenu à l’histoire de Serge. Qui sait ce qu’il était devenu ? […] Mais lui, François, avait encore affaire au petit Serge, au gamin frêle, intelligent, que tous préféraient trouver stupide. » (Pierre Jourde, Paradis noirs, Gallimard, 2009, p. 186.) L’action de la proposition principale se situe à une époque proche de celle où écrit le narrateur, tandis que celle de la subordonnée relative remonte au passé lointain, commun à François et au narrateur, de leurs années de collège. Pour empêcher que les deux verbes à l’imparfait ne soient perçus comme exprimant la simultanéité, Jourde aurait dû mettre le second au plus-que-parfait : « que tous avaient préféré trouver stupide ».

On a pu assister à un phénomène du même genre au début des années 1970, dans la prose généralement irréprochable de Jean Dutourd. La phrase que nous allons lire se termine sur un refus de la concordance des temps après une proposition subordonnée introduite par la locution chaque fois que (exprimant la répétition d’un fait). Le jeune héros du roman, Jacques de Boissy, travaille d’arrache-pied au manuscrit de son second roman : « Il s’était enfin aperçu que les louanges impudiques dont [Anne-Marie] le couvrait lui faisaient le plus grand bien, le dopaient comme des piqûres de vitamines, et que, chaque fois qu’elle était venue, il avait une explosion d’énergie. » (Jean Dutourd, Le printemps de la vie, éditions Flammarion, 1972, p. 156.) On s’attendait bien sûr à lire : « il avait eu une explosion d’énergie ». Ou alors, après modification de la subordonnée temporelle : « chaque fois qu’elle venait, il avait une explosion d’énergie » ; cette deuxième solution apparaissant plus logique.

« [C]’est ainsi qu’Abel se retrouva à la table des maçons pour l’envoi de la seconde partie de soirée, entraîné par ses nouveaux amis, dès lors que ceux-ci s’aperçurent qu’il ne faisait pas partie du cercle proche du “curé”, comme ils l’appelaient » (Pierre Pelot, L’Ange étrange et Marie McDo, Fayard, 2010, p. 72). Écrire, dans la première des trois subordonnées : « se furent aperçus ». Il faut faire sentir le décalage chronologique qui existe entre les deux actions.

« Après que le dernier mercenaire fut payé, Cray et Jordan rejoignirent Wu et Durant […]. » (Jean-Patrick Manchette traduisant Les faisans des îles, du romancier américain Ross Thomas, éditions Rivages, 1991 ; réédition dans la collection Rivages/Noir, p. 356.) Écrire : « eut été payé ». Rappel : « fut payé » n’est pas un temps antérieur, mais seulement le passé simple du verbe mis à la voix passive.

« À peine Alex poussa-t-il le levier de gauche que la tour commença à pivoter. » (Anthony Horowitz, Pointe Blanche, traduit de l’anglais par Annick Le Goyat, 2001, Le Livre de Poche jeunesse, p. 41.) Écrire : « eut-il poussé le levier ».

« Et puis ce silence quand j’ai fini de parler. Mon épuisement. Jean-Marc s’est approché, il a servi un cognac qu’il a posé sur le comptoir. » (Mauvignier, Des hommes, Minuit, 2009, p. 81.) Écrire : « quand j’ai eu fini de parler ». Passé surcomposé.

« Il connaissait les Rifains : à peine la nouvelle du retrait des Espagnols se répandrait-elle que toutes les montagnes s’embraseraient » (Michel del Castillo, Le temps de Franco, Fayard, 2008, p. 102). Écrire : « se serait-elle répandue ».

Jean-Michel Delacomptée, auteur de Langue morte : Bossuet (Gallimard, collection L’un et l’autre, 2009), n’esquive pas les constructions qui obligent à recourir au subjonctif. Mais il se trompe parfois de temps (p. 185) : « Son frère Antoine avait disparu en février 1699. Il se pourrait que ce décès s’ajoutât aux fatigues du combat contre le quiétisme pour provoquer à l’été sa crise d’eczéma, l’érésipèle sur lequel il composa quelques vers. » Écrire : « se fût ajouté ».

« Rencontrant un des locataires de la pension, trois ans plus tard, à Baden-Baden (Gustav B., un metteur en scène qui eut son heure de gloire sous le nazisme), Rubi lui parla incidemment de la comtesse Gwendoleen… » (Morgan Sportès, L’aveu de toi à moi, Fayard, 2010, p. 284.) Dans cette phrase, les strates temporelles différentes ne sont pas articulées les unes aux autres. Si Sportès avait écrit : « qui avait eu son heure de gloire », la phrase aurait eu plus de profondeur. Cet écrivain a tendance à considérer le passé simple comme un temps exprimant l’antériorité par rapport au présent. On pouvait déjà constater ce travers à la page 137 : « Régulièrement, chapitre après chapitre, à mesure que je les écris, j’en apporte quelques pages chez Louis [prénom employé ici comme diminutif de Louise], qui n’est plus la jeune étudiante que je rencontrai naguère à Paris VII, bien sûr. » L’adverbe naguère se voit employé ici à contresens – faut-il y voir une tentative d’ironie ? –, puisque quarante années se sont écoulées depuis que le narrateur a fait la connaissance de ladite Louis. Ce naguère n’est pas du tout compatible avec la présence du passé simple. En outre, le fait d’avoir mis « rencontrai » plutôt qu’« avais rencontrée » aplatit la phrase, écrase les uns sur les autres les plans différents sur lesquels se déploient les actions évoquées.

Car le passé simple exprime par excellence l’idée d’un passé coupé du présent (les linguistes actuels le qualifient prétentieusement de temps coupé de la situation d’énonciation). Le passé simple permet d’épingler une action passée comme un papillon sur un écran de velours, sa valeur aspectuelle traduisant la clôture sur soi d’une action, qu’elle soit brève ou de longue durée. Il sert de point d’ancrage dans le passé et c’est par rapport à lui que les autres temps du passé expriment leurs nuances propres (antériorité, postériorité, simultanéité, durée…).

« Sans doute eût-il préféré que je parte sur le front russe, avec les Boches, me couvrir de sang (et de gloire ?), que je casse du bolchevik et mérite même la croix de fer, quitte ensuite à en payer le prix, selon les bonnes règles de l’honneur militaire : devant un peloton d’exécution français. » (L’aveu de toi à moi, p. 308.) Pourquoi employer le conditionnel passé deuxième forme, autrement dit le plus-que-parfait du subjonctif, si on n’est pas capable de mettre dans les subordonnées qui dépendent de lui le temps approprié ? Certes, on aurait alors obtenu une succession de temps rares, phénomène impensable de nos jours : « Sans doute eût-il préféré que je fusse parti…, que j’eusse cassé… et mérité… ». Mais il était possible de commencer la phrase au conditionnel passé première forme, ce qui aurait entraîné dans la subordonnée la présence plus naturelle du subjonctif passé : « Sans doute aurait-il préféré que je sois parti…, que j’aie cassé », etc. Morgan Sportès ne se casse pas la tête sur la concordance des temps, c’est bien dommage.

« Malars trouvait “intéressant” le fait qu’Étienne Maudon n’eût pas coupé toutes les pages du livre de Rostand ; car cela voulait dire qu’il s’était détourné de cette lecture, soit qu’elle l’ennuyât, soit, autre hypothèse, qu’elle lui inspirât de l’agacement, voire de la colère. » (François Taillandier, La Grande Intrigue, IV, Les romans vont où ils veulent, éditions Stock, 2010, p. 112.) Peut-être le premier de ces verbes au subjonctif aurait-il gagné à être mis à l’indicatif (« le fait qu’Étienne Maudon n’avait pas coupé toutes les pages »), mais il est sûr que les deux suivants ne sont pas employés au temps qui convient. Il aurait été plus judicieux d’écrire : « soit qu’elle l’eût ennuyé, soit qu’elle lui eût inspiré… », ces actions étant contemporaines du moment où Étienne Maudon a abandonné sa lecture d’un recueil de poèmes d’Edmond Rostand, cessant d’en couper les pages, et non postérieures à ce moment.

L’infinitif aussi possède des temps et il est bon de se rappeler qu’il existe un infinitif passé, lequel permet d’exprimer l’antériorité. « L’air était étouffant, lourd, imprégné de kérosène. Alex dégoulinait de sueur avant même d’atteindre le bas de l’échelle, et le hall d’arrivée n’offrait aucun soulagement. » (Annick Le Goyat traduisant Anthony Horowitz, Skeleton Key, 2002, Le Livre de Poche jeunesse, p. 148.) Écrire plutôt : « avant même d’avoir atteint ».

Enfin, arrêtons-nous sur une phrase où le refus de l’antériorité se justifie pleinement :

 

En cette saison

le jour finit avant de commencer

 

Claude Roy, « Neige / Vent / Silence », dans Les pas

du silence (Gallimard, collection NRF, 1993, p. 120).

 

Ces vers forment la dernière strophe d’un court poème. Dans une prose scrupuleuse, on aurait écrit : « le jour finit avant d’avoir commencé ». Mais le choix syntaxique fait par Claude Roy me paraît meilleur. Puisque l’infinitif présent exprime la simultanéité par rapport au verbe « finit », le vers énonce la brièveté des jours et la répétition de cette brièveté.

 

Pour conclure, je voudrais faire observer un curieux cas d’antériorité intempestive.

La vieille femme qui a élevé François, une ancienne servante de ferme, est appelée « l’aïeule ». Sans lien de sang avec François, elle fut la deuxième épouse de l’arrière-grand-père du garçon : « Elle n’avait pas tardé à lui mettre le grappin dessus [audit arrière-grand-père], puis à le convaincre que l’enfant était de lui. Après tout, rien ne le prouvait, mais il s’était montré bon prince. » (Pierre Jourde, Paradis noirs, Gallimard, 2009, p. 235. L’enfant est le fils que « l’aïeule » a eu à dix-huit ans d’un jeune berger qui était, comme elle, employé à la ferme.)

La forme « s’était montré » semble exprimer une antériorité par rapport à « n’avait pas tardé », peut-être parce qu’entre ces deux verbes s’en intercale un autre, à l’imparfait. L’enchaînement des faits aurait été plus clair si le dernier verbe avait été mis au passé simple plutôt qu’au plus-que-parfait : « Après tout, rien ne le prouvait, mais il se montra bon prince. » (Ce pronom il désigne l’arrière-grand-père, qui fut berger avant de faire fortune à la ville dans le commerce des métaux.)

Le choix des temps ne se fait pas au hasard. Que l’auteur n’hésite pas à s’interroger, à essayer plusieurs temps avant de se décider pour celui qu’il fera imprimer. La volonté d’éviter une amphibologie doit servir de guide à son travail sur le style.

 

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