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28 avril 2010 3 28 /04 /avril /2010 00:39

Dans les livres que publient les grands éditeurs parisiens, nous découvrons de plus en plus de mots très mal coupés en fin de ligne. La césure graphique est parfois pratiquée avec un laisser-aller qui ne s’observait jusque-là que dans les colonnes des journaux, où ces négligences semblent inévitables.

Dans les journaux, ça peut aboutir à ceci : « ainsi que le dit justement Co-hn-Bendit » (article de Marc Weitzmann, journal Libération, jeudi 25 mars 2010). La coupure en bout de ligne intervient entre « Co » et « hn ». Vous avez dit bizarre ?

Dans les livres, c’est désormais la même chose : « dés-olante » (Jean Dutourd, Au Bon Beurre, l’École des loisirs, 2008, édition illustrée par Philippe Dumas, p. 67) ; « retro-uverons » (Daniel Lindenberg, Le rappel à l’ordre : Enquête sur les nouveaux réactionnaires ; éditions du Seuil, collection la République des Idées, 2002, p. 51) ; « devai-ent » (Morgan Sportès, L’aveu de toi à moi, Fayard, 2010, p. 138) ; « Il avait marché dans la combine, comme un chiot en rut, il y avait foncé, ouah, ouah ! Avec tant d’autres chi-ots ! » (ibid., p. 310 ; normalement on ne coupe pas entre deux voyelles, même lorsqu’elles forment une diphtongue ou qu’elles sont en hiatus) ; « nous avi-ons vingt ans » (Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, 1994, collection J’ai lu, p. 31) ; « Antial-lemand forcené, le patron de l’Action française n’en avait pas moins vu, dans la défaite de juin 1940, “une divine surprise” » (ibid., p. 311 ; la coupure aurait dû se faire entre le préfixe anti et la base) ; « qu’ils faisaient partie d’un complot de Mexic-ains anarchistes » (quatrième de couverture de Little Egypt, par Thomas McMahon, Calmann-Lévy, 2010) ; « que nos mômes se fassent rac-ketter » (Matthieu Jung, Principe de précaution, Stock, 2009, p. 266) ; « sur toute l’étendue où portent les ray-ons du soleil » (Pascal Quignard, Triomphe du temps, Galilée, 2006, p. 53 ; on ne peut couper ni avant ni après le y, lorsque cette lettre non seulement forme diphtongue avec la voyelle qui suit, mais influe aussi sur la prononciation de la voyelle qui précède).

Dans les extraits suivants, les mots seront bien coupés entre deux syllabes graphiques. Mais il faut savoir que la typographie soignée s’interdisait de rejeter au début d’une ligne la syllabe finale si celle-ci comportait une consonne et un e muet. Cette contrainte n’avait jamais pu être imposée dans les journaux, en raison de l’étroitesse des colonnes. Aujourd’hui, les professionnels de l’édition de livres semblent ne pas avoir à leur disposition d’autres logiciels de traitement de texte que ceux conçus pour les imprimeurs de journaux quotidiens.

Observez comme chaque coupure de ce type nuit à la perception immédiate de l’unité du mot et menace de fausser la prononciation : « ravis de faire leurs emplettes culturel-les » (Benoît Duteurtre, Le retour du Général, Fayard, 2010, p. 56) ; « de soli-des amis » (Raphaëlle Bacqué, Le dernier mort de Mitterrand, Grasset et Albin Michel, 2010, p. 221) ; « toutes les maîtres-ses » (Pierre Pelot, L’Ange étrange et Marie McDo, Fayard, 2010, p. 211). Et dans les années 1980 déjà : « les antagonis-mes individuels » (André Malraux, Œuvres complètes, volume I, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 775).

La coupure était évidemment proscrite dans un mot de deux syllabes s’il se prononçait comme un monosyllabe. Cette règle de bon sens est-elle encore en vigueur ? On peut en douter, lorsqu’on voit l’adjectif chaque coupé ainsi : « à cha-que personne » (Tobie Nathan, Qui a tué Arlozoroff ?, Grasset, 2010, p. 30-31) ; ou lorsqu’on lit : « de tra-ces écrites » (Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, éditions de Minuit, 2002, p. 27) ; « dès qu’el-le ouvrait la bouche » (Pierre Gripari, Patrouille du Conte, l’Âge d’Homme, réédité dans la collection Revizor en 2010, p. 149) ; « qu’el-le n’a loisir ni liberté » (ibid., p. 150) ; « c’est lui-mê-me » (ibid., p. 164).

Dans un nom propre, la coupure était également proscrite. Aujourd’hui nous lisons : « les collines de Bourgo-gne » (Le dernier mort de Mitterrand, p. 17) ; « Grossou-vre » (ibid., p. 108).

Rappelons aussi qu’il n’existe que deux façons correctes de couper en fin de ligne un mot comme aujourd’hui : « au-jourd’hui » et « aujour-d’hui ». La partie élidée d’un mot (en l’occurrence : aujourd’) ne doit pas béer au bord de la marge. Hélas fréquent dans l’écriture manuscrite de tout un chacun, le phénomène reste rare dans l’édition. Je l’ai toutefois observé dans Céline et le grand mensonge, essai d’André Rossel-Kirschen (éditions Mille et une nuits, 2004), où la préposition de apparaît en fin de ligne, p. 69, sous la forme « d’ ».

Plusieurs nombres en chiffres, multiples de mille, apparaissent dans le texte. Avec raison, André Rossel-Kirschen a libellé en chiffres ces grands nombres. Mais l’imprimeur et l’éditeur se sont montrés fort négligents, en laissant certains de ces nombres se répartir sur deux lignes d’imprimerie par l’effet d’une séparation graphique incongrue : « je dois 600 / 000 francs au fisc » (citation d’une lettre de Céline, p. 54), « Il réclame des droits sur 40 / 000 exemplaires » (p. 62).

C’est le massacre du texte à la tronçonneuse.

 

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Published by Forator