Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
18 février 2011 5 18 /02 /février /2011 01:42

En français, le conditionnel joue deux rôles bien distincts. Il s’utilise, d’une part, dans la principale de certains systèmes conditionnels, pour exprimer le potentiel : « Si demain la pluie cessait, les récoltes seraient sauvées » ; l’irréel du présent : « Si les lingots d’or poussaient sur les arbres, j’en cueillerais tout un panier » (variante : « Si ma tante avait deux roues, ce serait une bicyclette ! ») ; ou l’irréel du passé : « Si la pluie avait cessé à temps, les récoltes auraient été sauvées. »

D’autre part, le conditionnel intervient dans la concordance des temps, en tant que futur du passé. La phrase : « Je suis sûr qu’il partira lorsque nous l’aurons payé » devient, une fois transposée dans le passé : « J’étais sûr qu’il partirait lorsque nous l’aurions payé. » Les formes ici mises en gras sont communément dénommées futur du passé et futur antérieur du passé. J’ai déjà parlé de ce phénomène dans plusieurs articles de ma Grammaire, notamment dans le billet consacré au verbe espérer.

 

Les éditions Casterman ont publié en 2007 Le soleil naît derrière le Louvre, un album de bande dessinée réalisé par Emmanuel Moynot, dessinateur et scénariste, d’après le roman de Léo Malet portant le même titre. Le lecteur peut y apprécier la reconstitution méticuleuse d’un Paris qui précéda de quelques années celui des films de la Nouvelle Vague, un dessin souple et faussement nonchalant, où le dépouillement du trait s’offre aux harmonies chromatiques et aux effets de volume déposés sur les pages par les pinceaux de Laurence Busca, et un découpage très habile, qui a su préserver tout l’art avec lequel Malet mettait du relief et de la profondeur de champ dans ses dialogues mêmes et dans l’entrelacement de ces dialogues avec les commentaires énoncés par le détective-narrateur. Certes, prenant quelques libertés avec le texte, Moynot agrémente de tournures propres au français des années 2000 la langue parlée par ses personnages des années 1950, procédé que je trouve désastreux. C’est pourtant le meilleur de tous les Nestor Burma de Moynot, et une bande dessinée qui est artistiquement convaincante en soi.

Dans les cases, outre les bulles contenant les paroles que prononcent les personnages, s’affichent quelques encadrés dans lesquels nous pouvons lire le récit que fait, à la première personne, le détective Nestor Burma, postérieurement aux événements montrés par les dessins. De manière classique, et conformément au mode de narration adopté par le roman de Léo Malet, le temps principal utilisé dans ces encadrés est le passé simple de l’indicatif.

Or, à partir de la page 66, les phrases énoncées par Burma narrateur sont rédigées au futur du passé, tandis que l’action que nous suivions dans les pages précédentes continue de progresser dans les dessins, désormais sans la moindre bulle, sans le moindre échange de paroles. Elle progresse de manière quasi linéaire et chronologique, seulement interrompue par deux brefs flash-back, qu’appelaient les explications fournies par le narrateur.

Nestor Burma transporte le corps de la belle Geneviève Levasseur sur le lit de la chambre d’hôtel dans laquelle s’est déroulée l’explication finale. Une explication classique, qui a mis Burma aux prises avec le truand de l’histoire : commencée verbalement et terminée par un échange de coups de pistolet. Geneviève est grièvement blessée lors de l’échange de coups de feu. Le détective, qui a décidé de passer la nuit sur place, observe les infirmières venues assister la jeune femme pendant les heures qui lui restent à vivre. Enfin, à travers une fenêtre fermée, il voit poindre les premiers rayons du soleil derrière le palais du Louvre. Ces images forment une séquence discontinue, proche du résumé d’actions, dans les blancs ou les ellipses de laquelle Moynot a décidé de loger les deux flash-back. Ceux-ci nous font revoir des moments antérieurs de l’intrigue, sous un angle nouveau, en dévoilant certains agissements, qui avaient jusque-là été maintenus dans l’ombre, de Geneviève Levasseur.

Ce qui nous est raconté au futur du passé dans les encadrés figurant à l’intérieur des pages 66 à 69, ce sont les événements qui se sont déroulés dans l’intervalle entre les scènes montrées par les dessins et le moment où Burma a pu coucher par écrit toute l’histoire. « Plus tard, les flics viendraient. Ils emporteraient Larpent » : la brèche ainsi créée permet au dessinateur d’introduire des flash-back, mais elle lui permet aussi de ne montrer aux lecteurs ni l’arrivée sur les lieux du commissaire Faroux et de ses hommes, ni la sortie sur une civière du corps du truand blessé par balles, ni le départ des policiers, ni l’entrée en scène des infirmières.

Mais au fond il ne s’agit là ni d’une brèche ni d’un écart. Je crois que Moynot a tenté par ce moyen de faire se rapprocher le tissu des mots, prélevé dans les pages du roman de Léo Malet, et le tissu des images dont il est l’auteur. Le recours au futur du passé permet à Burma narrateur de ralentir l’écoulement du temps, de s’attarder dans la chambre d’hôtel auprès de Burma personnage lorsque celui-ci fait ses adieux à une Geneviève Levasseur agonisante. La narration qui s’affiche dans les encadrés ne semble pas venir de la plume du Burma « écrivain », celui pour qui les événements ont tous déjà basculé dans le passé, mais surgir de la pensée du Burma que nous montrent les dessins, celui qui contemple le corps de Geneviève respirant faiblement.

Or la complexité narrative de cette partie de l’album a fait surgir quelques confusions ou fautes d’orthographe au sein du texte, le futur de l’indicatif s’étant malencontreusement substitué au conditionnel dans plusieurs phrases.

« Plus tard, les flics viendraient. Ils emporteraient Larpent, qui claboterait pendant le voyage. […] On prodiguerait des soins à Geneviève, sans grand espoir de la sauver. » Puis la langue quitte les rails de la grammaire : « Moi, j’attendrai [sic] un jour qui tarderait [sic] à venir. Et je penserai à ce que je n’aurai pas dit aux flics. Que, lorsque j’avais culbuté Larpent [= envoyé le sieur Larpent à l’hôpital, au début de l’histoire, à la quatorzième page de l’album], Geneviève était là. Qu’elle l’attendait pour s’enfuir avec lui. Qu’elle avait tout vu… » S’ensuit une narration de faits que nous connaissions déjà, complétée par la révélation des connexions qui nous manquaient.

Dans son récit, Burma recourt passagèrement au présent de narration, ce qui est bien légitime : « Octave Miret s’impatiente, et elle doit lui rendre visite, accompagnée de Chassard, pour calmer le jeu. C’est le moment que je choisis pour m’y pointer. » Mais la conclusion de cette récapitulation des faits s’effectue au futur de l’indicatif, résultat d’une nouvelle confusion avec le conditionnel : « Non, je ne pourrai rien révéler de tout cela à la police. Pas plus qu’elle [= Geneviève] n’avait pu se résoudre à me tuer. » Et hop, retour au futur du passé : « La mémoire de Larpent supporterait le poids de ses crimes. Place Vendôme, on pleurerait l’élégant mannequin [= Geneviève] dont le corps parfait fut criblé de projectiles. On ignorerait qu’elle l’avait jeté sous une pluie de balles pour protéger celui d’un détective besogneux et toujours fauché. »

Avec Brouillard au pont de Tolbiac, puis 120, rue de la Gare et Casse-pipe à la Nation, Tardi avait recréé Léo Malet, par des albums qui étaient l’équivalent artistique des romans. Avec son Soleil naît derrière le Louvre, Moynot s’est approché de cet idéal. L’éditeur aurait dû veiller à ce que les textes y fissent l’objet d’une relecture plus attentive car, tout desservi qu’il soit par les confusions orthographiques que j’ai notées (négligences entraînant un flottement de la syntaxe), le beau finale de cet album enrichit l’histoire écrite par Léo Malet. Le dénouement atypique qu’avait imaginé le créateur des Nouveaux Mystères de Paris avait déjà l’avantage d’éviter une scène d’« explications dans un fauteuil », ces explications que fournit habituellement le détective en présence de tous les suspects assemblés. Modifiant et remodelant le texte du roman, Emmanuel Moynot s’en est approprié le dernier chapitre et l’a doté d’une dimension supplémentaire. Par rapport à l’ultime phrase du roman : « Le soleil naissait derrière le Louvre », la dernière phrase de l’album est d’une plus grande force poétique, renforçant le caractère mélancolique dont est si souvent empreint, chez Malet, le dévoilement de la vérité : « Demain, comme aujourd’hui, le soleil naîtrait derrière le Louvre. »

Le soleil naîtrait encore derrière le Louvre et je ne me trouverais plus dans cette chambre d’hôtel pour le voir.

Faut-il critiquer l’adverbe demain mis pour le lendemain ? Ce demain-là renferme la contradiction productive qui fonde la beauté de ces pages : l’hésitation implicite entre le futur du passé, autour duquel se construit la narration écrite (il nous rappelle que les faits sont situés dans un passé révolu), et le futur simple, celui de l’indicatif, qui ne peut pas être écrit mais dont le référent imaginaire est ancré dans la réalité que montrent les dessins.

Arrive alors le mot : « FIN », comme au cinéma.

 

Partager cet article
Repost0

commentaires