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23 août 2011 2 23 /08 /août /2011 00:10

Je cherche toujours à savoir quels sont les cas où la non-répétition d’une proposition se justifie.

Il est fréquent que la préposition ne se répète pas si elle est placée devant une entité indivise, c’est-à-dire devant deux termes coordonnés qui désignent des individus liés l’un à l’autre et formant presque une seule personne, avais-je écrit (et on a vu ce qui reste de cette affirmation après un examen rigoureux des faits…), mais aussi lorsque les termes coordonnés (généralement deux) désignent des activités imbriquées l’une dans l’autre et formant une seule tâche. Cette dernière affirmation résistera-t-elle mieux que la première à un examen minutieux ?

D’emblée, je dois reconnaitre que oui.

Lorsqu’il s’agit de combiner avec les prépositions deux ou plusieurs infinitifs coordonnés, il y a moins de contraintes que lorsqu’on doit combiner des prépositions et des noms.

 

1.

Aller et venir, faire et défaire, croître et décroître… Certains verbes sont coordonnés pour évoquer un enchaînement d’actions qui alternent, se contrebalancent ou se répondent, de manière prolongée, voire ininterrompue. Lorsque ces verbes sont à l’infinitif et qu’une préposition est nécessaire devant le premier d’entre eux, il est courant de ne pas répéter cette préposition devant le ou les suivants.

George Sand décrit les nombreux bâtiments dont l’assemblage formait le couvent où elle allait passer trois ans : « Tout était si éparpillé, qu’on perdrait un quart de la journée à aller et venir. » (George Sand, Histoire de ma vie, t. 3, 1855.)

« M. le Curé de Mégère a le droit d’aller et venir comme il lui plaît, je suppose. » (Georges Bernanos, Un crime, éditions Plon, 1935.) L’idée est celle d’une activité continue, incessante. Se mettre « à aller et venir », c’est comme faire « des allées et venues » : dans ce dernier énoncé, répéter l’article rendrait le sens légèrement différent.

« [Michel] se souvint qu’à l’âge de treize ou quatorze ans il achetait des lampes-torches, de petits objets mécaniques qu’il aimait à démonter et remonter sans cesse. » (Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, Flammarion, 1998 ; réédité dans la collection J’ai lu, p. 294.) Le principe est le même que dans les exemples précédents.

« [C]e matin, elle s’est mise à frotter et frotter ses mains jusqu’à ce qu’il n’en reste plus trace [= de la teinture verte utilisée quelques heures auparavant]. » (Dodie Smith, Le château de Cassandra ; traduction par Anne Krief, Gallimard Jeunesse, 2004 ; réédition dans la collection Folio Junior, p. 100.) Cette fois, le tour est légèrement familier mais bien accordé au ton général d’un roman dont l’héroïne-narratrice est âgée de dix-sept ans. Employé par Genevoix, le même tour se révèle encore plus expressif :

« Une des erreurs du Commandement […] a été de ramener et ramener les survivants – les mêmes hommes – sur les mêmes champs de combat où la mort les avait épargnés. » (Maurice Genevoix, La mort de près, paru chez Plon en 1972 ; éditions de la Table Ronde, Petite Vermillon, 2011, p. 48.)

Comme on vient de le constater, il arrive que la non-répétition soit pleinement signifiante.

 

2.

Les deux extraits qui vont suivre sont cités par Grevisse. Nous retrouvons dans ces phrases l’idée d’une continuité entre des actions qui se fondent l’une dans l’autre :

« Il importe de bien mâcher et broyer les aliments » (Littré).

« Mais ces hommes n’étaient pas destinés à vivre et mourir dans la retraite » (Gaxotte, Histoire des Français, t. 1, p. 158).

Nous observons toutefois, dans la phrase d’Émile Littré, que les infinitifs coordonnés ont un seul et même complément d’objet ; et que l’adverbe bien, qui porte sur les deux verbes à la fois, contribue aussi à les rapprocher. Dans l’extrait de Pierre Gaxotte, c’est par un seul et même complément circonstanciel que le sens des infinitifs coordonnés est précisé.

Serait-ce une règle générale ? En somme, la non-répétition de la préposition se laisse très facilement admettre lorsque les infinitifs coordonnés exigent la même construction. Certes, il vaut mieux que celle-ci soit aisément identifiable : l’omission de la préposition gênera d’autant moins le lecteur que les infinitifs seront plus proches l’un de l’autre et que leur complément commun sera situé soit à droite soit à gauche de la série qu’ils forment.

L’exemple suivant confirme mes observations : « Son plus grave défaut, c’est d’étendre, enfler, exagérer de petites choses éphémères, en abrégeant, rapetissant des choses vraiment grandes et durables. » (Jules Michelet, dans son Histoire de France, parlant du duc de Saint-Simon.).

Si ces quelques principes sont respectés, les actions que désignent les infinitifs coordonnés n’ont pas à être des actions enchaînées. Il n’y a plus lieu d’invoquer les entités indivises :

« Son esprit m’apparut comme une remarquable machine à enregistrer, lier, séparer et clarifier les données d’un problème. » (Michel Déon, Les poneys sauvages, « Édition revue et corrigée avec une note de l’auteur », Gallimard, collection NRF, 2010, p. 39.) « Il n’était que de le regarder depuis des années pour voir dans quel cocon de vide absolu cet homme s’était isolé pour n’avoir à penser et agir que selon les données de sa conscience. » (Les poneys sauvages, 2010, p. 104.)

Pour ce qui est des deux phrases, leur construction était la même dans la première version des Poneys sauvages, qui avait été publiée en 1970. On aura noté que les infinitifs coordonnés du premier exemple sont tous transitifs directs, et suivis de leur complément d’objet, tandis que les infinitifs du second exemple sont employés intransitivement.

Voici le texte d’une affichette : « Interdit de boire, manger et fumer à l’intérieur du bus ». Or il suffit de se livrer à une seule des trois activités que prohibe ce règlement pour devenir passible d’une amende. La conjonction et pourrait être remplacée par ou : « Interdit de boire, manger ou fumer à l’intérieur du bus ».

 

3.

Lorsque les infinitifs coordonnés possèdent chacun leur propre complément, qu’il s’agisse d’un complément d’objet ou d’un complément circonstanciel, on n’est pas libre de faire ce qu’on veut.

Projet de décret rédigé par Cambacérès en 1793 : « Art. Ier. Le mariage est une convention par laquelle l’homme et la femme s’engagent, sous l’autorité de la loi, à vivre ensemble, à nourrir et élever les enfants qui pouvent naître de leur union. » (Titre II, « Du mariage », § Ier, « Dispositions générales » ; texte consulté dans Réimpression de l’ancien Moniteur, tome dix-septième, p. 466.) Vivre est intransitif, tandis que nourrir et élever, transitifs, ont un COD commun.

Georges Simenon connaissait ce point de grammaire, ainsi qu’Hergé :

« Le clerc de notaire ne tarda pas à arriver et à descendre l’escalier de pierre qui conduisait au quai de chargement. » (Simenon, Maigret et M. Charles, éditions Presses de la Cité, 1972, p. 99.) Arriver aurait pu être suivi d’un complément circonstanciel de lieu, mais l’auteur a choisi d’en faire l’ellipse.

Vêtu d’un scaphandre de plongée, Tintin échappe à la police soviétique en marchant sur le fond d’une rivière : « Et voilà !… Maintenant, je n’ai plus qu’à traverser le lit de la rivière et à ressortir sur l’autre rive » (le point final manque). (Hergé, Tintin au pays des soviets, Casterman, fac-similé de l’édition originale de 1930, première case de la page 70.)

Barrès aussi maîtrisait la syntaxe des prépositions : « [M. Asmus] apprit assez rapidement à ne pas mettre le coin de sa serviette à son cou, à ne pas manger avec son couteau, à ne pas plonger le nez dans son assiette, et, d’une manière générale, à boire, manger et souffler avec beaucoup moins de bruit. » (Maurice Barrès, Colette Baudoche, 1908 ; le texte consulté est celui de l’édition donnée par le Livre de Poche en 1968, p. 98.) Dans la première série de verbes à l’infinitif, puisque les compléments sont de nature différente, la préposition est répétée. Mais ensuite elle n’apparaît qu’une fois et n’est pas répétée, puisque les trois verbes de la deuxième série ont un complément commun.

« Colette avait le don de plaire et d’éveiller un sourire sur le visage de tous ceux qui la regardaient. » (Colette Baudoche, le Livre de Poche, p. 42.) « Plaire » est dépourvu de complément, tandis qu’« éveiller » possède un COD. La préposition répétée rend la phrase irréprochable.

 

Les écrivains d’aujourd’hui ne daignent plus tenir compte de ce principe, et pas toujours à juste titre.

Lorsqu’on néglige ce principe, le risque d’équivoque n’est pas nul. Il suffit pour s’en convaincre de relire l’extrait de Benacquista, déjà cité, qui évoquait le Trickpack inventé par l’un de ses personnages (voir Reparlons des prépositions). Ce Trickpack, il existait la « possibilité de le personnaliser, y faire inscrire son prénom ou imprimer sa photo » (Quelqu’un d’autre, éditions Gallimard, collection NRF, 2002 ; collection Folio,  p. 311). L’auteur ne s’est pas rendu pas compte que la présence de la préposition de non seulement devant le premier infinitif mais aussi devant le syntagme « y faire » aurait facilité la compréhension du statut syntaxique de l’infinitif « imprimer », ce dernier complétant « faire ».

La non-répétition fait naître une difficulté du même ordre dans ce passage des Poneys sauvages, que j’avais cité dans mon billet Retouches autorisées : « On ne gagne rien à s’occuper de politique. L’esprit s’acharne à compter à rebours et disséquer les occasions manquées. » (Michel Déon, Les poneys sauvages, édition revue, 2010, p. 158.) Comme je l’avais signalé, l’auteur a modifié son texte de 1970, qui disait : « L’esprit s’acharne à compter à rebours, à disséquer les occasions manquées. » (Collection NRF, 1970, p. 134.) En effet, il ne faut pas que le lecteur puisse se demander si le syntagme « les occasions manquées » complète et « compter » et « disséquer », alors qu’il complète seulement « disséquer ». Michel Déon connaissait mieux la règle en 1970 qu’en 2010.

Il est bon d’éviter au lecteur le désagrément d’achopper contre une équivoque improductive.

 

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