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27 janvier 2024 6 27 /01 /janvier /2024 22:27

« Écrit dans une langue élégante, bâti sur une structure narrative résolument moderne, ce roman né d’un chassé-croisé entre fiction et réalité a connu un immense succès à sa parution en 1906. » (Texte non signé, en quatrième de couverture des Désenchantées : roman des harems turcs contemporains, de Pierre Loti ; éditions Actes Sud, collection Babel, 2015 ; préface de Bruno Vercier et Alain Quella-Villéger.)

« En ce domaine [= la peinture] comme en beaucoup d’autres, Hergé se veut résolument moderne. » (Benoît Peeters, Hergé : Fils de Tintin ; 3e section du chapitre VII : « Une autre vie » ; éditions Flammarion, collection Grandes Biographies, 2002, p. 430.)

« Aussi Cézanne affirmait-il : “Le Louvre est le livre où nous apprenons à lire.” Déclaration étonnante, car à la fin de cet impétueux XIXe siècle on se veut “résolument moderne” ; mais on ne se pose qu’en s’opposant, si du moins on se veut d’avant-garde ; l’artiste peut aussi moins brutalement se définir en se distinguant de ses maîtres, mais toujours il s’y [sic] réfère, avec ou sans révérence. » (L’œuvre d’art par elle-même, de Marie-Claire Kerbrat avec la collaboration de Maximine Comte-Sponville ; Presses universitaires de France, collection Major, 1993, p. 24.) Noter les guillemets qui encadrent « résolument moderne ». Ils indiquent que Marie-Claire Kerbrat suppose le lecteur capable de reconnaître sans aide la source de cette formule…

« [Bernard Babelain] professait ne croire qu’au vécu, mais sa vie se passait à consommer studieusement du vécu déjà vécu. Il voulait avant tout être de son temps, rester résolument moderne. Mais il se reprochait de ne pas parvenir à saisir la modernité à moins d’un délai de quarante ou cinquante ans. » (Claude Roy, La traversée du Pont des Arts, éditions Gallimard, NRF, 1979, collection Folio, p. 13-14. Les italiques sont de l’auteur. Le personnage de Bernard Babelain écrit une thèse sur le héros du roman, un compositeur nommé Charles Rivière.)

« La poésie grecque regorge d’images naturelles ; même chez les épigrammatistes d’époque tardive, qui vécurent pour la plupart dans ce monde “résolument moderne” que fut celui de l’Antioche ou de l’Alexandrie antiques, on rencontre sans cesse l’ombre d’un platane ou l’eau d’une source. » (Marguerite Yourcenar, « Présentation critique de Constantin Cavafy », texte daté de 1939-1953 ; dans Sous bénéfice d’inventaire, nouvelle édition, 1978, Gallimard, collection Folio-essais, p. 217.)

Résolument : éloge de la volonté, de ce volontarisme idiot manifesté par ceux qui ont une fumisterie à prôner. Culte de la volonté. Volonté de volonté.

Rimbaud, lui, faisait référence à un absolu.« Il faut être absolument moderne. » (Une saison en enfer, « Adieu ».)

Rimbaud ne dit pas qu’il faut se forcer à être moderne, mais qu’on doit être moderne absolument, c’est-à-dire en allant au bout d’une exigence de la sensibilité, en suivant une émotion jusqu’en ses retranchements les moins explorés – et sans craindre de n’être pas compris. Chaque artiste moderne ne peut qu’être moderne à sa façon. Quitte à en paraître énigmatique. Il trouve pour son œuvre la cohérence interne qui anime l’union de ses parties, au risque de la faire paraître impénétrable ou hermétique. L’œuvre moderne selon Rimbaud est singulière : elle a largué les amarres (ab-solutus : détaché, séparé du tout-venant).

Je suis sûr qu’on croit en toute bonne foi citer Rimbaud en employant la formule « résolument moderne ». De fait, les guillemets que nous y voyons dans l’ouvrage de Marie-Claire Kerbrat suggèrent que ces mots sont d’un auteur connu de tous les lecteurs cultivés.

A-t-on eu raison de modifier la formule initiale de Rimbaud ?

L’« absolument moderne » n’est pas une catégorie dans laquelle entrent tous les chefs-d’œuvre. Bien des œuvres sont grandes, voire modernes, sans l’être selon le critère rimbaldien. Mais les critiques prennent un gros risque en invoquant, pour célébrer le talent d’un artiste, la catégorie du « résolument moderne ». En peinture, en sculpture, en musique, en littérature… on ne compte plus les artistes qui se seront proclamés modernes et auront mis au monde des œuvres en toc.

 

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31 décembre 2023 7 31 /12 /décembre /2023 22:53

 

185 - Liaison et hiatus : inversion des usages

186 - Portes z-ouvertes ou portouvertes ? Liaison et élision du « s » antévocalique (1)

187 - Des crêpes z-au chocolat ou des crêpauchocolat ? Liaison et élision du « s » antévocalique (2)

188 - Liaison et élision du « s » antévocalique (3) : remarques

189 - La préposition « avec » et le pronom pluriel, construction pléonastique (1)

190 - La préposition « avec » et le pronom pluriel, construction pléonastique (2)

191 - La préposition « avec » et le pronom pluriel, construction pléonastique (3)

192 - La préposition « avec » et le pronom pluriel, construction pléonastique (fin)

193 - La masculinisation du français

195 - Quand cesserez-vous d’engendrer des « de le » et des « de les » ?

196 - Qu’est-ce que le présent de narration ? (Emplois abusifs du futur dans la narration)

197 - Le présent de narration ne leur suffit plus (Emplois abusifs du futur dans la narration)

198 - Ils racontent ou résument une histoire au futur (Emplois abusifs du futur dans la narration)

199 - Ils préfèrent souvent le futur périphrastique (Emplois abusifs du futur dans la narration)

200 - Ils racontent au futur périphrastique (Emplois abusifs du futur dans la narration)

201 - Ils énoncent au futur des vérités générales (Emplois abusifs du futur dans la narration)

202 - L’adverbe « là » employé comme complément circonstanciel de temps

203 - Écrire, ce n’est pas devenir auteur de citations

204 - La mutation sémantique du préfixe « sur- »

205 - Quel pronom relatif employer lorsque l’antécédent est un mot de genre neutre ?

206 - Querelle orthographique et politique : de Gaulle contre De Gaulle

207 - Yves Ravey et les incises du dialogue

 

Consultez aussi :

131 - Première table des matières

184 - Deuxième table des matières

 

Sans oublier notre modeste…

194 - Tentative de résumé général

 

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31 décembre 2023 7 31 /12 /décembre /2023 17:38

Yves Ravey fait partie de ces écrivains modernes qui tentent d’estomper les marques de séparation, de disjonction, entre les parties narratives ou descriptives et les parties qui appartiennent au discours (parlé ou pensé). Dans la prose de ses romans, il s’efforce de fondre, sans aucun tiret, les dialogues avec la narration en paragraphes compacts. Son texte nous fait souvent passer sans transition d’un résumé de paroles à une parole rapportée au discours direct.

J’ai déjà souvent parlé des verbes introducteurs de parole (V.I.P.) utilisés par les romanciers et les journalistes lorsqu’ils composent ou restituent une conversation au discours direct. Or Yves Ravey, tout en se pliant à la discipline rigoureuse qu’imposent l’insertion et l’entrelacement des voix dans un type de roman dominé par Joyce et Faulkner, a l’art de forger de bien étranges incises de dialogue.

« Salazare [le nouveau compagnon de la mère du narrateur] a voulu savoir, avec un certain sans-gêne, si, pour en arriver là, j’avais commis des erreurs dans la gestion de l’entreprise. J’ai nié la moindre faute de parcours, simplement, ai-je justifié, j’ai envie de voir ailleurs, mais ne craignez rien, Salazare, elle sera rachetée, cette station. / Selon lui, appuyé contre le mur, faisant tourner, par désœuvrement, son verre vide dans le creux de sa main, ça arrivait souvent, ces faillites. Et si c’était le cas, on ne pouvait s’en prendre qu’à soi-même. Par exemple, lui, il avait été maçon. Quand j’ai pris ma retraite, a-t-il tendu son verre dans l’attente que je le resserve, mon entreprise est restée florissante, malgré mon départ. Et si je travaille encore, ici et là, a-t-il poursuivi, c’est pour arrondir les fins de mois. » (Yves Ravey, Adultère, roman, éditions de Minuit, 2021, collection Double, p. 27-28. Le narrateur, Jean Seghers, est propriétaire d’une station-service en faillite, dont il a été le gérant, pendant dix ans, aux côtés de sa femme Remedios.)

Le V.I.P. « ai-je justifié » est un raccourci abusif (il faudrait à la rigueur « ai-je dit pour me justifier », ce qu’on ferait bien de réduire à « ai-je dit », tout court, afin d’éviter une redondance avec le contenu des propos) ; au moins est-ce un verbe qui implique la notion de parole. Mais que faut-il penser de la séquence « a-t-il tendu son verre dans l’attente que je le resserve » ? Cette séquence énonce une action, que Salazare effectue tout en prononçant les mots « Quand j’ai pris ma retraite, mon entreprise est restée florissante… ». L’évocation d’une action occupe une place constitutivement vouée au verbe de parole (et à la désignation du locuteur). Cela me rappelle le « claqua des dents Chopin » que j’avais commenté autrefois dans Le dialogue selon Nathalie Sarraute, ainsi que les phrases « Bonjour, entra-t-il » ou « Salut, sortit-il de la pièce », dont se moque Daniel Pennac dans La petite marchande de prose (voir Ellipse ou redondance ?).

On trouve ainsi chez Ravey, en incise, tantôt un verbe redondant, qui explicite une intention au lieu de désigner l’acte de parler, le ton employé, etc. ; tantôt un verbe énonçant une action, donc normalement inemployable à cet emplacement. On devine que Ravey s’efforce de recourir le moins possible au verbe dire. Et c’est parce qu’il s’efforce d’y éviter le verbe dire que ses incises ont pris la forme d’énoncés saugrenus – auxquels Ravey semble, du reste, prêter une vertu humoristique, un caractère ludique.

Et ça continue tout au long du roman :

« J’ai inspecté du regard les alentours de la station, côté nationale, fenêtre ouverte, et j’ai poussé la porte battante du couloir conduisant au bar. J’ai appelé ma femme, à voix basse, mais c’est le visage de Walden qui m’est venu à l’esprit : le président du tribunal de commerce, c’est très bien, ai-je ressassé la même histoire, on peut dire que c’est un ami, et qu’il nous a déjà rendu service, je le reconnais, mais parfois, je préférerais qu’il ne se mêle pas de nos affaires. Je n’aimais pas beaucoup non plus sa façon de se comporter avec ma femme. Allons, Seghers, tu dérailles, me suis-je sermonné, on arrête, s’il te plaît, de parler de Walden. Ce que fait le président du tribunal ne te regarde pas, ça concerne d’abord Remedios, et j’ai ouvert la porte du bar. » (Adultère, p. 30-31.)

« Me suis-je sermonné » : redondance. Mais « ai-je ressassé la même histoire », c’est un commentaire, une glose, presque une paraphrase ! On ne saurait l’utiliser en tant que V.I.P. autrement que par étourderie, ou par un obscur désir de mal écrire…

(Je rappelle, une fois pour toutes, que les guillemets chevrons ne sont ajoutés que pour encadrer les citations. Ils ne figurent pas dans le texte de Ravey.)

Le V.I.P. est parfois astucieusement inclus dans une phrase au discours indirect libre. Les phrases suivantes figurent dans une conversation qu’ont Seghers et Remedios à propos de leur employé Ousmane, mécanicien et veilleur de nuit : « À ce titre, m’a-t-elle reproché, j’avais souvent manqué à ma parole. […] Progressivement, s’est-elle souvenue, nous [Ousmane et Seghers] nous étions attachés l’un à l’autre. » (Adultère, p. 39.) Il y a là deux redondances. On aurait préféré : À ce titre, a-t-elle dit, j’avais souvent manqué à ma parole. Et : Progressivement, a-t-elle ajouté, nous [Ousmane et Seghers] nous étions attachés l’un à l’autre. (Jusqu’à la fin du roman, ledit Ousmane n’est désigné que par son prénom.)

Autres verbe redondants utilisés comme V.I.P. : « Nous avons longuement discuté, Dolorès et moi, je vois mal cette femme mettre le feu au garage de son fils, s’est-elle amusée. » (P. 77-78. C’est Brigitte Hunter, enquêtrice pour une compagnie d’assurances, qui parle ; Dolorès est la mère de Jean Seghers. Le garage qui faisait partie de la station-service a été incendié et on a trouvé dans les décombres le cadavre d’Ousmane. Hunter soupçonne Seghers d’avoir allumé l’incendie.) « J’ai aussitôt détesté Salazare. Toi, l’ai-je maudit, c’est ton genre, quand tu vas voir un ami, on t’offre automatiquement, minimum un apéritif, c’est bien cela ? » (P. 91.) « J’avais besoin de me changer les idées, me suis-je justifié. » (P. 93. Non seulement le verbe se justifier fait un fort mauvais V.I.P., mais Ravey l’utilise trop souvent.) « On court toujours le risque de laisser échapper certains faits, ensuite, il est trop tard, on le regrette toute sa vie, s’est-il expliqué. » (P. 112. Le propos est de l’adjudant Bozonet.)

Quant à l’énonciation d’action, elle apparaît dans bien d’autres incises : « Et en quoi serais-je concernée, monsieur Seghers ? a-t-elle croisé les bras. » (Adultère, p. 44. Amina, la femme d’Ousmane, répond à Seghers.) « Puis il [l’adjudant Bozonet] s’est tourné vers moi : j’étais certainement le seul à pouvoir répondre à cette importante question. Je n’en sais rien, ai-je haussé les épaules. » (Adultère, p. 62. Un gendarme demande au narrateur, Seghers, si l’incendie de son garage était volontaire ou accidentel.)

Conversation entre Seghers et l’enquêtrice Hunter : « Venez avec moi, Seghers, vous permettez que je vous appelle Seghers… ? J’ai répondu, pas de problème, et je suis resté au bord des cendres. Ensuite, j’ai prétexté que je n’étais pas équipé pour la rejoindre. Mais venez donc ! vous ne risquez rien, passez par-là [sic], m’a-t-elle indiqué un passage parmi les matières calcinées, hors du secteur des gendarmes. » (Adultère, p. 70.) « Et ce mur de briques, là, juste en face, s’est-elle avisée après avoir gagné le pont élévateur, c’est le mur de séparation, et là, c’est le poste de soudure, je présume ? » (P. 71.) « Écoutez, Hunter, ai-je repris, vous êtes enquêtrice, je me dois de vous parler franchement : … [sic] voilà, je nourris des soupçons sur une liaison probable de ma femme avec Walden, l’ai-je lancée sur une fausse piste. » (P. 73.) « C’est à cette question que nous devons répondre, tous les deux, m’a-t-elle impliqué dans sa réflexion. » (P. 77.)

Enfin, réaction de Seghers après avoir reçu la visite de Salazare : « Vraiment, ce Salazare, me suis-je agité de nouveau, de quoi se mêle-t-il ? » (P. 92.)

Le narrateur mentionne en incise une action, un geste ou une attitude du locuteur ; il révèle le processus intellectuel qui est à l’origine du propos tenu ; il se hâte d’expliquer la signification d’un propos, et de vendre la mèche aux lecteurs… au lieu d’utiliser l’incise de dialogue pour faire savoir que quelqu’un parle (ou crie, ou pense, ou murmure, etc.) et pour indiquer l’identité de ce quelqu’un. Alors que les incises du dialogue devraient rester discrètes, l’écrivain moderniste les surcharge.

Une incise de parole peut même figurer au milieu d’une phrase qui ne rapporte pas un propos mais constate un état émotionnel : « Dans le fond, me suis-je rendu compte en m’éloignant, je n’étais pas totalement inquiet. Cette femme [Hunter], toute experte qu’elle fût, ne détenait aucune preuve. Elle m’a retenu dans le bureau en me demandant si c’était sérieux, mon voyage ? si je partais sans ma femme… ? Au fait, votre femme… ? » (P. 94. Chez Ravey, une interrogative indirecte s’achève fréquemment sur une ponctuation d’interrogative directe.)

Bien sûr, l’intrigue est intéressante. Mais le style de Ravey est un étalage de procédés ostensibles, qui fatiguent au lieu d’émerveiller – et qui, dans Adultère, ne sont que rarement mis au service de la véritable innovation littéraire du XXe siècle qu’est le monologue intérieur, la transcription des fluctuations d’une pensée, la radiographie des contradictions qui naissent entre pensée et parole. On n’observe pas non plus, dans ce style maniéré, tarabiscoté, la maîtrise syntaxique qui permet à un écrivain maniériste de subjuguer malgré leurs réticences l’esprit et la sensibilité de ses lecteurs. Peut-être Ravey veut-il pasticher les mauvais styles, pour produire un effet de distanciation. Le choix de donner aux personnages un nom exotique, une nationalité indéfinissable – Jean Seghers, sa femme Remedios Quintas, Xavier Walden, Brigitte Hunter, etc. – alors que l’histoire se passe en France puisque la station-service des époux Seghers appartient au « secteur Alsace-Franche-Comté », lit-on page 32, et que Jean Seghers dit avoir ambitionné de gérer une station d’autoroute qui se serait située dans la « vallée du Rhône » (même page), est un procédé qui contribue à entretenir cette distanciation.

Est-ce une forme d’humour au second degré ? Yves Ravey nous a-t-il livré un trompe-l’œil littéraire ? On dirait parfois que le romancier veut faire rire de son propre style.

 

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9 décembre 2023 6 09 /12 /décembre /2023 11:10

 

J’avais refusé de mettre un a majuscule à Allemand. M. Joseph m’en fit un juste grief et me rappela que la grammaire était indépendante du goût et de l’éthique.

 

Jacques Laurent, Histoire égoïste, chapitre VI ; éditions de la Table Ronde, 1976.

 

 

1. Gaulle ou de Gaulle ? Gouges ou de Gouges ?

Depuis que les lycéens ont été massivement invités à étudier sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, Olympe de Gouges est devenue une figure phare de la littérature et de la pensée françaises du XVIIIe siècle – et ce n’est que justice. Mais les professeurs de lettres et d’histoire se sont alors demandé quelle est la forme correcte de son nom lorsqu’il n’est précédé ni du prénom ni d’aucun titre de civilité (madame ou citoyenne). Doit-on dire « Gouges » ou « de Gouges » ?

Quand le général Giraud, à Metz, entre 1937 et 1939, a eu sous ses ordres le colonel de Gaulle, il paraît qu’il l’appelait « Gaulle », escamotant la particule… Cela n’est qu’une légende ; mais on sait que, pendant la guerre d’Algérie, quelques officiers réfractaires à sa politique, ainsi que des membres ou des sympathisants de l’O.A.S., se faisaient un plaisir d’égratigner de cette manière le nom du chef de l’État. Avaient-ils grammaticalement raison de le faire ? Est-ce le reste du peuple français qui se montrait ignorant en appelant l’homme du 18 juin « de Gaulle » ?

Eh bien non : ces militaires avaient tort. Il faut bien dire « de Gaulle » ; donc aussi « de Gouges ».

Le fait qu’on dise « Chateaubriand » et non pas « de Chateaubriand », tandis qu’on dit en permanence « de Gaulle », n’est pas dû au fait que la particule serait dans ce dernier cas « une fausse particule », comme quelqu’un me l’a un jour affirmé : c’est parce que le nom Gaulle est monosyllabique, ou du moins se prononce en une syllabe. Revoyons la question des particules dans son ensemble, à partir de ce qu’en dit Le bon usage :

 

Le de […] se maintient pour unir le nom au prénom, au titre de noblesse ou aux titres de monsieur, madame, mademoiselle, abbé, cardinal, maréchal, amiral, etc., – au mot famille, aux noms de parenté (frère, oncle, tante, neveu, cousin, etc.) […]. Il disparaît normalement en dehors de ces conditions : Musset le dit. Vigny fut élu. Etc.

Maurice Grevisse et André Goosse,
Le bon usage, éd. 1988, § 1004.

 

On dit « Henry de Montherlant », mais « Montherlant » tout court, et il faut dire de même, en l’absence du prénom : « Villiers », ou « Villepin », et non pas imiter nos journalistes qui disent tous : « de Villiers » ou « de Villepin ». On parle de l’œuvre de Chateaubriand et non pas de l’œuvre « de de Chateaubriand ».

Le texte du Grevisse poursuit, et c’est le point qui nous intéresse : « Cependant, selon Littré, on laisse le de, même sans prénom, qualification ou titre : 1) devant les noms d’une syllabe ou de deux avec un e muet : de Thou a bien écrit, j’ai vu de Sèze ; 2) devant les noms qui commencent par une voyelle ou un h muet : l’“Armorial” de d’Hozier ; à moi d’Auvergne ; le fils de d’Orléans. Ces règles ne sont pas toujours rigoureusement observées. » (Le bon usage, § 1004). Il est conforme à la règle de parler des livres de d’Ormesson, et c’est parce que cette règle existe qu’il faut dire, en l’absence du prénom ou d’un titre : de Roux (pour Dominique de Roux), de Gaulle ou de Gouges.

Exceptions notables mais assez récentes : le XXe siècle a dit « Sade » et non « de Sade », et il aura dit « Maistre » plus souvent que « de Maistre ». Sans doute avait-on alors oublié la règle énoncée (ou rappelée) par Littré, car le XIXe disait « de Maistre » et « de Sade » : « Ce sont ces décrets que de Maistre se flatte d’avoir pénétrés », lit-on dans un livre de 1860 ; « M. G. Flaubert est un disciple de de sade », écrivait Flaubert, reprochant à Sainte-Beuve une insinuation que celui-ci avait émise contre lui dans sa critique de Salammbô.

En revanche, l’adjectif qu’on fait dériver de ces noms n’englobe pas la particule : maistrien, gaullien, rouxien, gougien, et non pas « demaistrien », « degaullien », « derouxien », etc.

 

2. Minuscule ou majuscule au « de » du Général ?

La graphie de Gaulle est restée la seule correcte jusqu’au début des années 2000, mais elle est en train de sortir de l’usage.

Je rencontre fréquemment de spécieux arguments en faveur de la nouvelle graphie « De Gaulle », avec D (majuscule) à la particule, censée refléter plus fidèlement l’étymologie de ce nom qui proviendrait du flamand Van de Walle, parfois écrit Vandewalle, lequel signifierait exactement « du mur » ou « du rempart ». Selon cette interprétation, de Gaulle signifierait « le rempart » (selon une autre, ce serait : « le Wallon »). Mais la discussion de l’étymologie n’est pas mon propos. Le fait est que ce nom de famille s’est écrit de Gaulle à partir du XVIIIe siècle. Il n’y a donc aucune raison pour que notre époque décide, de sa propre initiative, d’en modifier la graphie. Il existe en France bien d’autres noms à particule que personne ne s’avise de vandaliser, même lorsqu’ils sont portés par des familles non nobles. La particule peut fort bien n’être pas nobiliaire, puisque certains roturiers ont un nom à particule, et peut fort bien n’être pas liée non plus à la possession d’une terre. Olympe de Gouges, après tout, n’est que le nom de plume de Marie Gouze, fille d’un bourgeois de Montauban, devenue Marie Aubry par son mariage…

Certains auteurs de droite infligent cette majuscule comme une gifle à la mémoire du célèbre général. Ils accusent celui-ci de s’être fait passer pour l’incarnation de la France, de la « Gaule », en trafiquant son patronyme : « un nom qu’il avait rendu providentiel en remplaçant un D majuscule par un petit d », comme le fait dire Vladimir Volkoff à l’un des personnages du Berkeley à cinq heures. Mais ça, on sait que c’est faux : Charles de Gaulle a hérité cette particule de ses ancêtres, il ne se l’est pas donnée lui-même.

Néanmoins, je ne comprends pas que nos contemporains soient si nombreux à accepter cette substitution comme si elle allait de soi. Lorsqu’une revue reproduit dans ses pages la couverture d’un essai qui contient dans son titre le nom du Général, couverture sur laquelle on discerne le « de » correctement orthographié, l’équipe de rédaction se croit autorisée à recopier (dans ses articles ou en marge de cette reproduction de couverture) ledit titre en l’ornant de la fameuse majuscule. C’était de Gaulle devient ainsi C’était De Gaulle. Suis-je vraiment seul à me plaindre de cette incongruité ? Depuis quelques années, on dirait que tout le monde s’est entiché de la nouvelle graphie, même des gens qui n’ont pas pour objectif de réhabiliter l’action politique du maréchal Pétain. Cette graphie s’affiche souvent à la une des journaux régionaux, mais aussi dans des revues et des journaux diffusés à l’échelon national, qui ont acquis une certaine autorité. Par exemple la revue Cités, numéro du dixième anniversaire, hors-série de mars 2010. Un texte, rédigé spécialement pour cette livraison, sert de préambule à la transcription d’une lettre que Roland Barthes envoya à Maurice Blanchot en 1967, récemment retrouvée. Dans ce texte de présentation, le nom de Gaulle est imprimé avec un D (majuscule) au milieu d’une phrase. Marc Weitzmann fait imprimer la même majuscule, dans le Libération du jeudi 25 mars 2010, lorsqu’il rend hommage aux « valeurs de culture héritées de la IIIe République et reformulées, dans les années 1950, par tout le pays depuis De Gaulle jusqu’au Parti communiste ». Le site de l’Institut national de l’Audiovisuel (INA) a mis à la disposition du public un grand nombre de documents filmés où apparaissait l’homme du 18 juin. Dans le titre de ces vidéos, il est désigné tantôt comme étant « le général De Gaulle », tantôt comme « le Général De Gaulle ». Parmi les auteurs qui se sont mis à majusculer le de, on peut citer Michel Crépu : « Il y a quarante ans, Malraux semblait un monstre sacré qui servait de ministre au général De Gaulle. C’était une façon de faire sentir au pays qu’il y avait de la place pour ça. De la place pour quelqu’un qui parlait en direct aux statues de Sumer, parmi d’autres correspondants. » (Michel Crépu, « Après Malraux », « éditorial » de La Nouvelle Revue française, n° 624, mai 2017, p. 5.)

Laurent Jenny, dans Je suis la révolution, histoire d’une métaphore (1830-1975), essai d’histoire littéraire paru en 2008 aux éditions Belin (collection L’extrême contemporain, dirigée par Michel Deguy), fait imprimer systématiquement la graphie « De Gaulle » : « la prise du pouvoir par De Gaulle en 1958 » (p. 131) ; « Artisan des fausses continuités, De Gaulle, sous le masque de la Providence, commet le crime […] d’occulter la chance d’une interruption du temps historique » (p. 133) ; « Son intérêt se tourne rapidement vers De Gaulle » (p. 144). Laurent Jenny, citant un extrait de la Lettre à un jeune partisan de Jean Paulhan (1956), va jusqu’à s’octroyer la liberté d’introduire ce D (majuscule) dans un texte où il ne figurait pas : « C’est entre 44 et 45 que [la France] disposait en même temps d’un roi (ou, si vous préférez d’un dictateur), Charles De Gaulle ; d’un Parlement élu, la première Constituante ; d’un Conseil des Meilleurs, le Comité national de la Résistance » (p. 154)… en omettant au passage de transcrire la virgule qui figurait après l’incise « si vous préférez ». Laurent Jenny procède de même avec le nom de Joseph de Maistre, qui devient dans les pages 112 et 114 de son livre : « Joseph De Maistre ». Quel manque de sérieux universitaire !

J’ai mentionné ce personnage d’une nouvelle de Volkoff, le commandant de Kernavo, qui, racontant à ses commensaux du « Berkeley » un épisode particulièrement triste de la guerre d’Algérie, fortement inspiré de l’affaire Si Salah, décrit de Gaulle comme « un homme qui avait ses qualités et ses défauts et un nom qu’il avait rendu providentiel en remplaçant un D majuscule par un petit d ». (Le Berkeley à cinq heures, recueil de nouvelles coédité par Bernard de Fallois et l’Âge d’Homme, 1993 ; le Livre de Poche, p. 99, dans la nouvelle « La paix des braves ».) L’historien Dominique Venner, comme ce Kernavo, était persuadé qu’il fallait remettre sa majuscule à une fausse particule qui n’était qu’un De flamand… On trouve dans Grevisse quelques lignes sur ces fameux noms d’origine flamande. Elles figurent au § 100 de l’édition que j’ai sous la main : « Dans les noms néerlandais, de est un article [équivalent du the anglais] et devrait recevoir la majuscule ; mais, en France, le mot est souvent confondu avec la préposition française : Charles De Coster ; Louis De Potter. » Grevisse propose ensuite comme contre-exemples : Edgar de Bruyne ; de Witt ; Charles de Coster ; Pieter de Hoogh.

Or la famille de Gaulle est française depuis le XVIIe ou le XVIIIe siècle, et en français son nom s’écrit avec un d minuscule depuis des siècles. Pourquoi devrait-on aujourd’hui reconduire le nom du général de Gaulle à sa lointaine origine flamande et l’y enfermer ? En voulant imposer à son nom cette nouvelle graphie, on ne conteste pas tant l’appartenance (en effet douteuse) de l’homme à la noblesse que son appartenance à la France.

Parvenus à ce point, nous pouvons ouvrir une brève parenthèse. Dans le roman Capitaine Conan de Roger Vercel, nous lisons : « Je lui racontai la confrontation d’Erlane et de de Scève » ; « Depuis le P.C. de de Scève, ça fait une heure quarante qu’on marche » (Albin Michel, 1934 ; réédition dans le Livre de Poche, 1967, p. 170 et 204.) Scève se prononce en une syllabe, ce qui entraîne la conservation du de : pure application de la règle que Grevisse attribue à Littré. Mais j’invite à considérer la séquence « de de », qu’on a également pu observer dans la phrase de Flaubert citée plus haut.

De tels passages nous prouvent que rien n’oblige à adopter la convention typographique, jugée « fâcheuse » par Claude Duneton dans le Figaro littéraire du jeudi 17 juin 2010, qui fait mettre une capitale au second de dans « de de Gaulle », « de de Lattre », etc. Claude Duneton a sans doute raison de penser que la convention typographique consistant à écrire « de De Gaulle » ou « de De Lattre » a favorisé un certain flottement de l’usage et déclenché la controverse qui nous occupe.

 

Conclusion

Dans ses lettres comme dans ses livres, le Général lui-même signait : C. de Gaulle, sans la majuscule. Les journalistes et les écrivains qui, de son vivant et après sa mort, ont évoqué son action politique ou sa personnalité, pour les défendre ou pour les attaquer, ne mettaient pas l’intempestive majuscule. De son vivant ou après sa mort, ce sont Bernanos, Gary, Mauriac, Malraux, de Roux, Dutourd (tout comme Sartre, Servan-Schreiber, etc.) qui ont accepté la graphie de Gaulle (sans majuscule), parce qu’elle était devenue classique. Le choix de préférer la graphie « De Gaulle » (avec majuscule), d’écrire par exemple : « général De Gaulle », n’est imputable qu’à l’ignorance. Pourquoi cette ignorance est-elle aussi répandue ? Journalistes, fonctionnaires, hauts fonctionnaires, professeurs, simples particuliers… Ils sont si nombreux, aujourd’hui, ceux qui mettent une majuscule à chaque particule nobiliaire, ainsi qu’à tous les noms de fonction, pensant ainsi témoigner leur « respect », purement formel, aux hommes et aux fonctions. Sans doute croient-ils qu’une majuscule en trop fera toujours une faute moins grave qu’une majuscule en moins.

 

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27 novembre 2023 1 27 /11 /novembre /2023 22:19

Quoi est le seul pronom relatif avec lequel on peut renvoyer à la locution quelque chose.

Il faut dire : quelque chose à quoi on n’avait jamais pensé, et non pas : « quelque chose auquel on n’avait jamais pensé » (ni : « quelque chose à laquelle… »). Le français exprime souvent le neutre par la forme masculine du pronom personnel, mais lorsqu’une subordonnée relative dépend d’un nom neutre le français dispose, pour l’introduire, du pronom quoi. Or la locution pronominale indéfinie quelque chose est de genre neutre.

Quelque chose à quoi on s’est habitué.

Quelque chose à quoi on doit faire attention. (La question avait été rapidement évoquée dans Autres vices de la fabrication des propositions relatives.)

Et pourtant :

« – […] Une fois ado, je leur ai annoncé [à mes parents méthodistes] que je trouvais cette histoire de Christ tirée par les cheveux. Je ne voulais pas continuer à faire semblant de croire à quelque chose auquel je ne croyais pas. » (Catherine Gibert traduisant la romancière américaine Lionel Shriver, Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes, éditions Belfond, 2021, p. 208.) Il eût été judicieux de ne pas faire de la locution quelque chose un masculin.

« Il y a des objets dont on se sert pour faire quelque chose à laquelle personne n’avait jamais pensé. » (Anne-Flore Durand traduisant du portugais un texte de José Maria Vieira Mendes, À quoi ça sert ? ; album pour enfants illustré par Madalena Matoso ; éditions Gallimard, 2021, p. 22 – non numérotée.) Il eût été judicieux de ne pas faire de la locution quelque chose un féminin.

« Dans tout cela il y a quelque chose à laquelle nous n’avons pas pensé. » (Tif prononce cette phrase parce qu’il a deviné comment M. Choc avait fait pour s’emparer, au nez et à la barbe des policiers qui cernaient la place de la Concorde, de la valise contenant la rançon de deux tableaux volés au Louvre. Maurice Rosy et Will, Choc au Louvre, album Tif et Tondu n° 9, éditions Dupuis, 1964, planche 39.)

« L’abus sexuel est quelque chose contre lequel il faut se battre. » (Déclaration de Daniel Cohn-Bendit rapportée dans Libération le 23 février 2001.)

Il en est de même avec le pronom démonstratif neutre ce. « Leur aveu n’est pas ce auquel je m’attendais » ? Non : ce à quoi… « Ce n’est pas ce auquel je pensais » ? Non : ce à quoi… « Ce auquel nous assistons aujourd’hui est… » ? Non : « Ce à quoi nous assistons aujourd’hui est une conséquence des mécanismes fondamentaux du système. »

On entend parfois : « C’est ça auquel… », dans des phrases telles que : « C’est ça auquel on ne réfléchit pas assez ! » « C’est ça auquel les scientifiques se heurtent ! »… Il faudrait au moins dire : « C’est ça à quoi les scientifiques se heurtent » ; mais on s’exprime beaucoup mieux en disant : « C’est à cela que les scientifiques se heurtent. »

Il en va de même avec le pronom rien. Lui aussi exige d’être repris par ce relatif neutre : « Alors qu’il s’était vu retirer peu à peu ses troupes, ses chevaux, puis son influence sur la marche du monde, Makhno n’avait désormais plus rien que son passé glorieux auquel se raccrocher. » (Mikaël Hirsch, L’assassinat de Joseph Kessel, roman, éditions Serge Safran, 2021, p. 29.) Écrivez : « Makhno n’avait désormais plus rien que son passé glorieux à quoi se raccrocher. » Le véritable antécédent du pronom relatif est le mot rien et non pas le groupe « passé glorieux ». (Mikaël Hirsch a trouvé un sujet en or, mais son texte est plein de lourdeurs, de solécismes, de fautes grossières. Le suivi éditorial semble avoir été négligé.)

En revanche, le choix d’auquel est parfait dans le dialogue suivant : « – On devrait faire quelque chose, ai-je dit. / – Est-ce que ce quelque chose pourrait être : jouer à un jeu vidéo d’aveugle [le locuteur, Isaac, est aveugle] sur le canapé ? / – C’est exactement le genre de quelque chose auquel je pensais. » (Catherine Gibert traduisant John Green, Nos étoiles contraires, éditions Nathan, 2013 ; en collection Pocket Jeunesse, p. 331.) Auquel a ici pour antécédent le nom genre et non la locution quelque chose.

 

D’autre part, on ne fait pas suivre d’une virgule le pronom quoi lorsqu’il est inclus dans une locution prépositionnelle, même si cette locution figure en tête de phrase :

À la suite de quoi il…

Après quoi elle…

De même, l’archaïsme courant auquel cas (locution où l’antécédent du pronom relatif est incorporé à la subordonnée relative) n’est pas suivi de virgule : « Ce caractère [le caractère ­] est invisible jusqu’à ce qu’une césure soit réellement pratiquée, auquel cas il apparaît comme un trait d’union. » Il convient, après auquel cas, de ne mettre ni virgule à l’écrit (sauf présence d’un complément circonstanciel) ni pause à l’oral.

Un passage du Petit Poucet de Charles Perrault doit-il nous faire douter du bien-fondé de ces règles ? La plupart des éditions actuelles donnent le texte suivant, où apparaît une virgule superflue : « Il y avait dans la même chambre un autre lit de la même grandeur : ce fut dans ce lit que la femme de l’Ogre mit coucher les sept petits garçons ; après quoi, elle s’alla coucher elle-même dans son lit. » Mais cette virgule ne figurait pas dans l’originale de 1697 : « Il y avoit dans la même Chambre un autre lit de la même grandeur [:] ce fut dans ce lit que la femme de l’Ogre mit coucher les sept petits garçons, aprés quoi elle s’alla coucher auprés de son mary. » (« Le petit Poucet », dans Histoires ou Contes du temps passé. Avec des moralitez ; à Paris, chez Claude Barbin ; 1697. La ponctuation manque après grandeur, l’imprimeur ayant placé trop de mots sur la ligne typographique.)

Les éditions suivantes, jusqu’à la fin des années 1860, rétablissaient après grandeur soit un double point soit un point-virgule ; elles ôtaient les majuscules qui avaient été mises aux mots chambre et ogre, et remplaçaient mary par mari ; on voyait parfois la graphie « septs » remplacer sept, mais aucune de ces éditions ne présentait une virgule entre quoi et elle. En revanche, la virgule intempestive est dans toutes les éditions des années 1870-1880.

Quant à Huysmans, ce merveilleux styliste, soit il n’était pas une flèche en orthographe, soit son texte a été défiguré par une coquille dès l’originale de 1879 : « À quoi, toutes ces appétences, toutes ces ardeurs l’avaient-elles mené ? aux ennuis sans nombre d’une liaison chaste, aux avanies, aux douleurs d’une passion exaltée par les obstacles, refoulée, affaiblie et comme usée par un heurt quotidien, par un frottement continu des caractères. » (J.-K. Huysmans, Les sœurs Vatard, chapitre XVII.) La virgule intempestive mise après le pronom relatif complexe à quoi s’est conservée jusque dans l’actuelle Pléiade (Huysmans, Romans et nouvelles, 2019, p. 213).

Ceux qui ont commencé à douter, ce sont les auteurs ou les imprimeurs de la fin du XIXe siècle.

 

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4 novembre 2023 6 04 /11 /novembre /2023 10:49

Le préfixe sur- ne devrait s’employer que dans un contexte où se justifie la nuance plus ou moins péjorative qu’il renferme – ayant pour sens : en excès. Le nom surenchère, dans son emploi figuré, est clairement péjoratif.

Autre exemple : le verbe surentraîner, probablement calqué sur le verbe anglais to overtrain. Voici la définition qu’en donne le Trésor de la langue française : Entraîner d’une manière excessive (un cheval de course ou un athlète).

« Mon grand Fantec, / Tu as trop peur de ton examen. Je t’assure que tu exagères et qu’il ne faut pas y penser comme tu fais. Je te donne ce conseil sportif. Il ne faut pas arriver à être surentraîné, c’est-à-dire qu’il y a une limite au delà de laquelle on se claque. » (Jules Renard, en 1905, dans Correspondance 1864-1910, éditions Flammarion, p. 310.)

« Ram m’apparut sombre, peu sûr de lui […] ; il se mit au travail avec fatigue, visiblement surentraîné, bien qu’il n’appuyât pas les coups. » (Paul Morand, Champions du monde, éditions Grasset, 1930, p. 118-119.) La nuance péjorative de l’adjectif surentraîné est révélée par la présence du complément circonstanciel : « avec fatigue ».

Mais aujourd’hui :

« James savait que les mois passés à se faire corriger par les ceintures noires de CHERUB allaient enfin porter leurs fruits. Face à un agent surentraîné [= lui-même, James Adams], ces deux amateurs n’avaient aucune chance. » (Robert Muchamore, Cherub, Mission 1 : 100 jours en enfer ; traduit de l’anglais par Antoine Pinchot, éditions Casterman, 2007 ; réédition au format de poche, p. 301.)

« Ian Rider était un agent de terrain, surentraîné et très courageux », dit Alan Blunt, directeur du Service des opérations spéciales du MI 6, à Alex Rider dans Stormbreaker (Anthony Horowitz, Stormbreaker, première aventure d’Alex Rider, traduction d’Annick Le Goyat, éditions Hachette, 2001 ; réédition dans le Livre de Poche jeunesse, p. 46).

Dans ces deux derniers passages, on pouvait simplement écrire : bien entraîné.

Et que penser d’une publicité vantant les qualités d’une voiture « suréquipée » ? « Toyota Yaris Millenium Diesel suréquipée à 10 990 € »… Nous voyons là le résultat d’une sotte confusion entre sur- et super-. Ce dernier préfixe indique seulement que ce dont on parle est « au-dessus du commun », « au-dessus de la moyenne ».

Il serait moins absurde de parler d’un agent superentraîné (voire hyperentraîné) que d’un agent « surentraîné ».

Car dire qu’une voiture a été équipée à outrance, qu’un homme s’est entraîné à outrance, est-ce en faire l’éloge ?

« Les douze soldats présents à bord étaient des agents de la CIA, surarmés et prêts à envahir l’île. » (Annick Le Goyat traduisant Anthony Horowitz, Arkange, sixième aventure d’Alex Rider, éditions Hachette, 2005 ; réédition dans le Livre de Poche jeunesse, p. 268.) Surarmés… comme des criminels qui s’attaqueraient à plus faible qu’eux ? La nuance péjorative ne semble pas avoir été voulue par l’auteur.

« Les forces chinoises SWAT (Special Weapons and Tactics), sont des troupes d’élite de la police auxquelles fut confiée la sécurité des JO de Pékin. Leur tenue de combat comporte un gilet pare-balles, un casque couvrant, et ils [sic] sont surarmés. » (Sandrine Couprie-Verspieren, Les costumes du monde expliqués aux enfants ; éditions de la Martinière, 2009-2016 ; p. 39.) En français courant cela se dit : lourdement armés. De plus il y a une virgule intempestive après la parenthèse fermante, qui aurait mieux fait d’apparaître avant le relatif « auxquelles ». Cela fait beaucoup de bourdes en quatre lignes.

On utilise, de même, l’adjectif surdiplômé pour qualifier les personnes qui ont atteint un niveau d’études élevé, voire très élevé, sans jugement péjoratif : « Je ne suis pas surdiplomé mais j’adore les maths. » (Extrait d’une petite annonce.) « Le bogoss surdiplomé Thomas Pesquet [célèbre spationaute français] va sortir son autobiographie. » « Un jeune surdiplomé, obligé de faire un job qui le gave, veut tout quitter pour enfin vivre sa vie. » Ces individus qu’on qualifie ou qui se qualifient de surdiplômés sont-ils titulaires de diplômes trop nombreux, ou trop élevés, par rapport au niveau exigé par l’employeur qui les a recrutés ou par rapport aux besoins de la profession qu’ils exercent ? Manifestement non.

Entre parenthèses : on notera que, dans la plupart de ces phrases, lues sur Internet, l’accent circonflexe est omis, alors qu’il se voit maintenu dans diplôme. Ça fait penser au cas de fantôme et fantomatique.

Indépendamment de la question orthographique, les auteurs de ces phrases auraient mieux fait de parler de personnes hautement diplômées.

En outre, quand on a été admis à un concours, il est normal d’être « surdiplômé ». La concurrence entre candidats de haut niveau fait que ceux qui le réussissent ont généralement atteint un niveau de diplômes supérieur à celui qui était requis pour s’y présenter (et auquel le concours correspond officiellement).

Néanmoins, il est possible d’employer cet adjectif sans trahir le sens du préfixe sur- : « Attention toutefois, car si vous êtes surdiplomé, cela peut vous renvoyer plutôt vers des postes d’encadrement, ce qui n’est pas forcément votre souhait. » « Tu es certainement surdiplomé par rapport aux tâches dévolues à ton grade. » « Ce nouveau travail correspond un peu mieux à mes capacités, même si certes je parais toujours surdiplomé pour le faire. » (Autres phrases relevées sur Internet.)

Les auteurs qui font à certaines personnes l’hommage de les déclarer surdiplômées négligent souvent de préciser le domaine ou le champ de connaissances dans lequel les hauts diplômes ont été obtenus. Or il y a des gens qui ne sont surdiplômés par rapport à l’emploi qu’ils ont fini par obtenir que parce qu’ils s’étaient spécialisés dans un champ intellectuel pointu ou qu’ils s’étaient voués à un cursus aux débouchés professionnels incertains…

Dans le même contexte on dit aussi : surqualifié. Contrairement à ce qu’ils font souvent de l’adjectif surdiplômé, nos contemporains emploient à bon escient les mots surqualifié (« Il ne sert à rien de postuler à des emplois que vous n’obtiendrez pas parce que vous êtes surqualifié ») et surqualification (« On constate une certaine surqualification des femmes par rapport aux fonctions qu’elles occupent »). Le préfixe sur- y conserve son sens précis.

 

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4 novembre 2023 6 04 /11 /novembre /2023 01:02

Les écrivains ne sont pas des auteurs de citations, mais des auteurs de livres, de textes, de phrases, de lignes, de vers, etc.

« L’homme fort dit : je suis. / Et il a raison. Il est. / L’homme médiocre dit également : je suis. / Et lui aussi a raison. Il suit. // Victor Hugo, / Citation parue dans le recueil posthume Océan » (Bertrand Puard, Les Effacés, Opération 3 : Hors-jeu ; éditions Hachette, 2012, p. 284. Absence de point final respectée.)

Victor Hugo n’écrit pas des « citations ». Une citation, cela voudrait dire qu’il cite… autrui. Or il est l’auteur de cet aphorisme, de ce texte, de ce fragment.

« Franc Schuerewegen [professeur de littérature française] peut m’aider à formuler ce qui me retient [= ce qui me captive dans Honorine de Balzac]. Il part d’une citation de Proust concernant Balzac, dans Contre Sainte-Beuve : “Balzac ne cache rien, il dit tout. Aussi est-on étonné de voir que cependant il y a de beaux effets de silence dans son œuvre.” Mais, selon Schuerewegen, Balzac ne disposerait pas lui-même de ce génie du sous-entendu qu’il prête au peuple français, puisqu’il parlerait “trop bas” pour que le sens soit perceptible par les lecteurs. » (Marina Daniélou, agrégée de lettres modernes ; Balzac et la différence des sexes : D’Honoré à Honorine ; éditions l’Harmattan, 2023, p. 19.) Le texte comporte une inexactitude de transcription (Proust n’a pas écrit « Balzac ne cache rien », mais : « Il ne cache rien », donc le nom Balzac aurait dû être mis entre crochets), mais ces lignes sont bien une réflexion de Proust, et non pas une réflexion que Proust aurait empruntée à quelqu’un d’autre.

Le mot citation signifie d’abord : action de citer. Il appartient au métalangage du typographe (« Une citation se met entre guillemets ») ou de l’enseignant donnant à ses élèves des conseils de méthode (« Toute citation doit être accompagnée d’un commentaire »). Un professeur ne doit jamais écrire, dans un sujet de dissertation : « Vous commenterez cette citation de Stendhal. » Il doit écrire : Vous commenterez cette phrase de Stendhal, ces lignes de Stendhal, cette affirmation de Stendhal, etc.

Les modifications que nous apportons éventuellement aux pronoms, aux déterminants ou à la terminaison des verbes doivent être placées entre crochets, pour que le lecteur puisse reconnaître ce qui appartient à l’auteur cité et ce qui vient de la plume du commentateur. Le commentateur doit s’efforcer de signaler toute erreur commise par l’auteur cité en la faisant suivre de l’adverbe sic (« formulé ainsi »), qu’il met entre crochets. Si l’auteur cité a employé un mot, un nom propre ou une construction syntaxique pouvant susciter le doute, voire l’étonnement, nous devons faire savoir à notre lecteur que cette bizarrerie figure dans le texte d’origine. Le lecteur ne doit pas nous soupçonner de l’avoir introduite parce que nous aurions recopié ce texte trop hâtivement. La citation exige exactitude et probité.

Les citations sont des passages empruntés à autrui que nous convoquons à l’appui de notre réflexion. De notre point de vue d’auteur, ces extraits pris en bloc sont, certes, des citations (et il est permis de conclure une liste d’indices ou de preuves qu’on a constituée au service d’une démonstration, par une formule du type : « Nous terminerons ce relevé de citations par l’explication que X a lui-même donnée… »). Mais, du point de vue de chaque auteur cité, tout élément extrait de son œuvre est une affirmation, un jugement, une observation, une analyse, etc., et non une « citation ».

L’auteur d’un essai critique adopte rarement la position du scripteur surplombant qui a réuni plusieurs citations sur un sujet donné, de tel auteur ou de tel autre. Ordinairement il convoque un auteur puis un autre puis encore un autre, afin de vérifier ou de réfuter tel jugement émis par chacun d’entre eux. Il vaut mieux éviter d’appeler citation un fragment de texte qu’on prend la peine de commenter. Parler de citation, c’est mettre l’accent sur l’acte de transcrire (éventuellement pour faire constater le nombre des éléments concordants qu’on a pu rassembler à l’appui d’une démonstration). Or il est presque toujours préférable d’orienter le lecteur ou l’auditeur vers le contenu de ce qu’on cite.

En attribuant aux écrivains des « citations », les professeurs semblent les considérer comme de simples bricoleurs. Une citation n’est qu’une sorte de bibelot littéraire. En revanche, qualifié de phrase ou d’extrait, le même fragment garde un lien avec l’œuvre dont on l’a séparé.

Bref, en dehors du cas où l’on fournit une liste ou un relevé, et hormis le cas où l’on tient à certifier l’exactitude d’une transcription : « Chaque citation a été vérifiée sur les textes mêmes, sur le manuscrit », le mot citation est à éviter dans un texte relevant de la critique littéraire.

De plus, il faut parler d’une citation de tel auteur, et non d’une « citation écrite par » tel auteur : un auteur n’« écrit » pas des « citations ». Ces termes sont contradictoires.

On peut dire de quelqu’un qu’il émaille ses propos de citations. De citations littéraires, philosophiques ; de citations grecques et latines ; de citations de tel poète, romancier ou penseur ; de citations inattendues, de citations pertinentes ; de citations pédantes ou inopportunes… La personne qui fait une citation est censée restituer avec le maximum d’exactitude le fragment d’un texte préexistant, ou un propos entendu de la bouche d’une tierce personne. Elle imprime dans sa parole la trace d’un texte ou d’un propos. C’est pourquoi une phrase qui est citée dans le feu de la conversation ou d’une improvisation orale impressionne l’auditoire. Le contenu du propos fait moins d’effet que sa restitution. Quelqu’un a jugé ce propos digne d’être mémorisé, et nous le fait entendre en respectant (si possible à la lettre) le style de son auteur.

Néanmoins, même lorsqu’il est ainsi employé pour désigner un acte effectué à l’oral, le mot citation est un peu désobligeant. Il suggère que l’exercice est vain et que la personne qui cite fait de l’esbroufe. Si nous mettons l’accent sur la quantité, ou sur la seule performance, nous dirons, par exemple, que Fabrice Luchini émaille sa conversation de citations de Céline ; alors que si nous rendons hommage à la qualité ou à la pertinence des extraits qu’il choisit, nous dirons : Luchini émaille sa conversation de phrases de Céline, de formules de Céline. (La phrase « Fabrice Luchini aime à citer Céline » est neutre, tandis que « Fabrice Luchini aime à faire des citations de Céline » est péjorative.)

Une œuvre musicale peut contenir la citation d’une autre œuvre musicale. Alors tout est fait pour que l’auditeur, même s’il n’identifie pas le morceau d’où elle est tirée, entende que les musiciens jouent un air écrit par quelqu’un d’autre. Une césure, un changement d’instrumentation, font office de guillemets immatériels.

Un propos ou un texte d’autrui figure parfois en tête d’un écrit, ou apparaît sur l’écran au début d’un film (il est rarement mis entre guillemets, l’auteur cité n’y est pas nécessairement nommé, et le titre du texte d’où provient l’extrait est souvent absent). Ainsi, Le rouge et le noir commence par une citation de Danton – ou, plutôt, attribuée à Danton : « La vérité, l’âpre vérité. » Le nom de la rose commence par une citation de l’Évangile de saint Jean. Le film Conan le barbare s’ouvre sur une citation (approximative) de Nietzsche.

N’étant pas intégré au flux du texte écrit ou de la narration filmée, il est extérieur à l’œuvre. Son contenu n’a qu’un rapport indirect, ou oblique, avec le texte narratif ou argumentatif qu’il précède. Ce propos est à lire comme une sorte de commentaire : il suggère le sujet de l’œuvre ou son esprit, il inscrit l’œuvre dans telle ou telle tradition littéraire, il possède un sens caché qui se dévoilera plus tard, au cours de notre lecture ou à l’issue de celle-ci… Si l’on met l’accent sur sa situation, simplement pour désigner le caractère extérieur ou hétérogène du propos transcrit, on l’appelle citation. Mais pour en gloser la signification, mieux vaut parler de phrase, de vers, de formule, etc.

À l’oral comme à l’écrit, on parle de citation lorsqu’on veut insister sur la qualité de la transcription qui est faite d’un propos d’autrui, ou sur le fait qu’une démarcation est perceptible entre le style de l’auteur principal et le style d’un auteur invité. Évitons d’utiliser ce mot lorsque l’intérêt se porte sur la pensée qui s’y exprime, ou sur la beauté qui s’y manifeste.

 

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28 août 2023 1 28 /08 /août /2023 15:17

De plus en plus souvent, nous voyons l’adverbe employé avec le sens d’alors ou de puis, voire avec celui de maintenant.

« Madame Rocheteau avait failli hurler de rage au téléphone. [Son ex-mari] n’arrivait déjà pas à s’occuper de ses deux enfants la semaine où ils étaient chez lui, et voilà qu’il mettait en route le troisième ! Elle aurait tellement aimé avoir ce troisième enfant, tenir encore une fois un bébé au creux de ses bras. Et c’était l’autre idiote de 25 ans qui allait se pavaner avec un gros ventre. Quand on pensait qu’elle s’appelait Pimprenelle ! Pimprenelle, ça ne s’invente pas ! Et c’est là que le téléphone sonna. / – Madame Rocheteau ? J’espère que je n’appelle pas trop tard. Je suis Sauveur Saint-Yves. » (Marie-Aude Murail, Sauveur & Fils, saison 1 ; éditions l’École des loisirs, collection Médium grand format, 2016, p. 46.)

Déjà en 2000, dans son roman Oh, boy ! (l’École des loisirs, collection Médium poche, chapitre 11) : « Il [le mari] fit un pas vers elle [sa femme] et là, Bart vit ce qui pendait au bout de son bras. Un énorme couteau de cuisine »… Barthélemy (dit Bart) Morlevent est venu porter secours à sa voisine du dessus, qui fait face à une nouvelle crise de rage de son mari violent.

Hitler vient de lancer les armées allemandes à l’assaut de l’Union soviétique. Deux enfants russes de Leningrad, Viktor et Nadia (laquelle dit je dans cette page), sont sur le point d’être séparés de leurs parents pour toute la durée de la guerre : « Là, Viktor s’est énervé : / – Vous voulez vous débarrasser de nous ! / – Je ne partirai pas ! j’ai crié. » (Marc Lesage traduisant de l’italien Davide Morosinotto, L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, roman pour jeunes lecteurs, éditions l’École des loisirs, 2019, p. 72.) En français : « Alors Viktor s’est énervé » ; ou tout simplement : « Viktor s’est énervé » (oui, le verbe s’énerver est sans doute impropre).

Texte italien : « Allora Viktor si è arrabbiato : “Volete sbarazzarvi di noi !”. » (Davide Morosinotto, La sfolgorante luce di due stelle rosse : Il caso dei quaderni di Viktor e Nadya ; éditions Mondadori, 2017, collection Oscar Bestsellers, p. 62.) Oui, un point imprimé à l’extérieur des guillemets succède au point d’exclamation. Étrange usage.

Tandis qu’il se trouve dans un hôpital militaire, à Pikaliovo, où sa main mutilée a été soignée, Viktor apprend que la ville de Tikhvine vient de tomber aux mains des Allemands. Arrêtant la course d’une infirmière affolée, il l’oblige à lui répondre. « Là, elle m’a regardé. C’est à cet instant qu’elle s’est aperçue qu’elle parlait avec un gamin. » (L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, l’École des loisirs, p. 395.) Texte italien : « Poi mi ha guardato. Solo in quel momento si è resa conto che stava parlando con un ragazzino. » (La sfolgorante luce di due stelle rosse, Oscar Bestsellers, p. 326.)

Je ne suis pas spécialiste de l’italien, mais il me semble que le fait de commencer une phrase par Poi et la suivante par Solo in quel momento alourdit le style. J’aurais ôté le Poi. De même, le texte français n’avait pas besoin du sur lequel s’ouvre la première phrase : le C’est à cet instant… placé au début de la phrase suivante suffit à marquer la surprise de l’infirmière.

Viktor veut quitter Pikaliovo pour atteindre la ligne de front, qui se trouve cinquante kilomètres plus à l’ouest, et tenter d’y rejoindre sa sœur Nadia. Ses amis, enfants et adolescents avec lesquels il a déjà traversé la moitié de l’U.R.S.S., refusent de l’y accompagner s’ils doivent faire la route à pied. « C’est là que j’ai indiqué un des camions : / – Du coup [sic], on prendra ça. » (L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, p. 399.) C’est-à-dire : « Nous voyagerons en camion. »

Texte italien : « Poi ho indicato uno dei camion e ho detto : “Prenderemo quello”. » (La sfolgorante luce di due stelle rosse, p. 330.) Oui, le point a été imprimé à l’extérieur des guillemets… D’autre part : pourquoi, dans la traduction, avoir ajouté « Du coup » ? Pourquoi vouloir faire parler un jeune Russe de 1941 comme un Français d’aujourd’hui ? Mystère.

On voit souvent surgir ce quand une ligne de narration se glisse au milieu d’un dialogue pour mettre en relief la réplique suivante ou pour annoncer qu’un personnage supplémentaire y intervient : « Là, Youri s’est avancé » (L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, p. 183) ; « Là, Mikhaïl a dit » (p. 447) ; « Là, Viktor a déclaré » (p. 450) ; etc. En italien : « In quel momento Yury si è fatto avanti » (La sfolgorante luce di due stelle rosse, p. 154) ; « Poi Mikhail ha detto » (p. 369) ; « ha detto Viktor » (p. 371 ; simple incise située à l'intérieur de la réplique). On le voit aussi figurer au milieu d’une conversation rapportée au discours indirect.

Mais ce apparaît aussi au milieu d’un récit, entre deux péripéties, toujours pour indiquer un revirement de situation, ou le surgissement d’un élément créant la surprise :

« Le temps de poser sa cigarette sur le rebord de la table, il [= un soldat allemand] s’est levé pour plonger ses yeux au fond des miens. Là, il a collé une gifle à Boris. » (L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, p. 361-362. Pour faire comprendre à Nadia – narratrice de ce chapitre – qu’elle devra répondre aux questions qu’il pose, l’Allemand frappe sous ses yeux un adolescent prénommé Boris.) « Poi ha dato uno schiaffo a Boris. » (La sfolgorante luce di due stelle rosse, p. 300.) L’italien dit : donner une gifle (dare uno schiaffo), le français porte : coller une gifle. Tout est normal… En reprenant une expression de Renaud Camus, je dirai que Marc Lesage pratique une sorte de double traduction : il traduit bien d’une langue à l’autre, mais abaisse le niveau de langue en parsemant son texte de tournures familières.

Cette observation rejoint le sujet qui nous occupe. En traduisant allora (« alors »), poi (« puis ») ou in quel momento (« à ce moment ») par l’adverbe , dont l’emploi en tant que complément circonstanciel de temps relève de la langue familière, Marc Lesage ne fait que céder à son penchant pour la double traduction.

Mais comment faut-il interpréter la présence d’un au sein des paroles d’un personnage ? Dans les exemples suivants, le sens de l’adverbe est assez vague. Il ne signifie pas vraiment « alors », ni même « maintenant » :

« – Tu plaisantes, là ! Le père d’Anna a trahi l’Union soviétique ? » (Sous le coup de la stupeur, Viktor interrompt son camarade Mikhaïl. L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, p. 285.)

En français, on s’est longtemps contenté de s’exclamer : Tu plaisantes ! C’était bien suffisant. L’action de ce roman étant située en 1941 et non pas en 2019, le traducteur devrait se garder des anachronismes de langage, surtout s’ils sont aussi flagrants. D’autant plus que celui-ci n’existait pas dans le texte original : « “Stai scherzando ? Il papà di Anna ha tradito l’Unione Sovietica ?” » (La sfolgorante luce di due stelle rosse, p. 237.)

On pourrait cependant gloser la phrase du traducteur ainsi : « Tu plaisantes, en disant ça ! » Les phrases de ce type sont devenues courantes à l’oral : Tu m’embêtes, là ! Ou dans l’autre sens : Là, tu m’embêtes ! On les comprend comme signifiant à peu près : « Tu m’embêtes, quand tu fais ça ! » Voire : « Maintenant j’en ai assez ! » (quand un comportement d’autrui se prolonge au point de nous agacer). On ne doit pas les confondre avec celles qui comportent un interjectif : Tu n’avais qu’à faire plus attention, là ! (Familièrement : na !) Mais ce utilisé en tant qu’interjection, et qu’on rencontre dans les dialogues des romans ou dans le théâtre des siècles passés, a cessé d’avoir cours.

Un certain Peter Selfridge, ex-pilote d’Espadon (le fameux avion amphibie et supersonique mis au point par le professeur Mortimer), vient d’être recruté par d’anciens nazis. Ceux-ci, s’étant alliés avec un haut responsable de l’IRA, ont le projet d’utiliser un Espadon volé pour bombarder le palais de Buckingham. Lorsque ses nouveaux employeurs lui ont expliqué sa future mission, Selfridge s’exclame aussitôt : « Exploser [sic] Buckingham Palace ?!? […] Vous êtes sérieux, là ?! » (Le dernier Espadon, album n° 28 des Aventures de Blake et Mortimer ; texte de Jean Van Hamme, dessins de Teun Berserik et Peter van Dongen ; éditions Blake et Mortimer, 2021, p. 52, septième case.) Sans doute s’agit-il là de la pire réplique jamais écrite par Van Hamme. Le même Selfridge récidive deux cases plus loin (début de la page 53) : « Là, j’ai besoin de boire quelque chose de fort. » Le premier peut s’interpréter comme signifiant : « quand vous dites ça », et le second : « Maintenant que je sais ce que vous attendez de moi… »

Le principal défaut des phrases citées précédemment est que l’adverbe y est superflu. Dans Vol 714 pour Sydney (éditions Casterman, 1968), le capitaine Haddock semble employer l’adverbe dans un sens voisin (p. 52) : « Dites donc, c’est bientôt fini, tous vos tremblements de terre, là ?!… » Or ce n’est pas le cas. Dans cette réplique, le capitaine Haddock parle des tremblements de terre qui se produisent autour de lui. L’adverbe exprime donc plutôt une idée de lieu.

En anglais, l’adverbe here peut avoir le sens de « alors, à ce moment-là » (dans des phrases au passé). En français, il ne faudrait pas abuser de cet emploi. Néanmoins, il paraît attesté par de bons auteurs. En voici quelques exemples assez anciens, que j’emprunte au Trésor de la langue française :

« [N]otre premier théâtre à la fois permanent et régulier ne s’ouvrit à Paris qu’en 1402 ; là seulement commence l’histoire de l’art […]. » (Sainte-Beuve, Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle.) « Puis il [Ernest Chevalier] a été reçu docteur. , le comique du sérieux a commencé, pour faire suite au sérieux du comique qui avait précédé. » (Flaubert, Correspondance, 15 décembre 1850.) « En un éclair il [un vieux chasseur indigène du Maghreb] fut debout et se mit à bondir. , je le crus fou, tant il mettait d’action dans son rôle. Il imitait à la fois la bête blessée qui fuit et le chasseur qui court après elle ; […]. » (Fromentin, Un été dans le Sahara, 1857.) On peut se demander si celui de Sainte-Beuve n’a pas un sens vaguement local, mais il faut se rendre à l’évidence : dans de telles phrases, l’adverbe possède bien les mêmes nuances que l’adverbe alors. Il peut être synonyme de l’expression « à ce stade », suggérer qu’un palier est franchi, comme il peut indiquer une simple succession chronologique.

Il arrive que l’adverbe accompagne le gallicisme de mise en relief « c’est », « ce sont », et ne serve qu’à y renforcer le sens démonstratif du pronom ce. Les formules suivantes sont familières à tout usager de la langue française : Ce sont là des erreurs impardonnablesC’est là le fond du problèmeJ’ai toujours aimé la bonne chère, c’est là mon moindre défaut… « La fourmi n’est pas prêteuse : / C’est là son moindre défaut » (La Fontaine). Dans cet emploi, le sens de l’adverbe n’a rien de temporel.

La phrase suivante, extraite d’un roman d’Echenoz intitulé 14, semble illustrer ce phénomène : « Par contre [= par opposition aux animaux domestiques] existaient aussi, bondissant ou se terrant alentour du plan fixe, immobile, enlisé de la tranchée, des animaux indépendants – et là c’était encore une autre affaire. » (Jean Echenoz, 14, roman ; éditions de Minuit, 2012, p. 90. Les animaux ainsi qualifiés d’« indépendants » sont les lièvres, les chevreuils ou les sangliers, que les combattants de la Grande Guerre n’hésitaient pas à abattre pour les manger.) Rapprochons cette phrase de deux énoncés qui avaient été cités plus haut : « C’est là que j’ai indiqué un des camions » ; « Et c’est là que le téléphone sonna ». L’adverbe joue-t-il le même rôle dans les trois passages ? Non, car dans les deux derniers son sens est indéniablement temporel.

Mais il ne l’est pas davantage que dans les extraits qu’on a lus de Sainte-Beuve, de Flaubert et de Fromentin…

On trouve aussi, en littérature, quelques ici et quelques indiquant le moment où un personnage fait tel geste, mais c’est généralement parce qu’il est en train de prononcer un discours. Cet ici ou ce signifie exactement : « à l’endroit du texte ou du discours où le locuteur en est arrivé ». Exemple hugolien : « – […] Et l’an prochain, si Dieu et Notre-Dame (ici il souleva son chapeau) nous prêtent vie, nous boirons nos tisanes dans le pot d’étain ! » (Notre-Dame de Paris, chapitre V du livre X.)

De même : Ici, je m’arrête ; Il ne s’agit pas ici de… ; Ce n’est point ici le lieu de… ; etc. Dans ces formules, notre adverbe de lieu est employé dans un sens plus local que temporel, puisqu’il signifie : « à ce stade de notre réflexion », « en ce point de mon livre », « (parvenu) à cette étape de mon travail ». Ces emplois ne sauraient être critiqués.

peut encore signifier « dans ce cas précis » ; voire : « cette fois ». Comme dans ce dialogue entre le commissaire Faroux et le détective privé Nestor Burma, en présence d’un peintre nommé Fred Baget ; l’échange de répliques porte sur un journaliste qui se fait appeler Jacques Ditvrai :

« – Ditvrai… Comme “dit vrai”… Ce n’est pas un nom, ça !  /  – Pourquoi pas ? Il y a bien, à la Radio, un gars bien sympathique, qui s’appelle François Billetdoux. Comme “billet doux”. Et ce n’est pas un pseudonyme.  /  – Mais là, je crois que c’en est un, intervient Baget. Toutefois, je n’ai jamais connu son vrai nom. » (Léo Malet, Du rébecca rue des Rosiers, éditions Robert Laffont, 1958, chapitre III ; texte consulté dans l’édition au format poche de la collection 10/18, p. 41.)

 

Je recommande d’employer le moins possible un qui ne possède pas une valeur locale, même vague.

Dans bien des récits figurent des alors, des puis et des maintenant superflus, qui ne font que souligner un enchaînement chronologique évident. Mais on ne saurait atténuer cette redondance sémantique en remplaçant ces mots par un doté, pour l’occasion, d’une valeur temporelle passablement usurpée.

 

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16 mars 2023 4 16 /03 /mars /2023 08:23

Il semble que ce futur « factice » en vienne aujourd’hui à se substituer non seulement au présent de narration mais aussi à certains emplois du présent de vérité générale.

Une partie de texte vouée au commentaire ou à la description peut ainsi dériver vers le futur :

« Une fugue, c’est un entrelacement de plusieurs voix qui, selon les règles de l’harmonie, vont se superposer pour constituer un ensemble cohérent. La forme la plus connue de la fugue est le canon. Qui n’a pas chanté, enfant, “Frère Jacques”, en mettant à contribution une bande d’amis, qui vont entonner la mélodie en décalage les uns des [sic] autres, constituant un ensemble sonore riche et ravissant ? Ce canon est donc une sorte de fugue rudimentaire. » (Jean-Louis Bachelet, Les codes secrets de la musique, Buchet-Chastel, 2022, p. 135.) À quoi sert ici le futur ? Et pourquoi, dans la troisième phrase, n’y a-t-il aucune concordance entre le temps de la principale et celui de la subordonnée ?

Écrivez plutôt : « plusieurs voix qui, selon les règles de l’harmonie, se superposent » ; et : « … en mettant à contribution une bande d’amis, qui entonnaient la mélodie en décalage les uns par rapport aux autres » (à la rigueur : « qui entonnent »). Le fait d’avoir fait dépendre un verbe au futur (périphrastique) d’un verbe au passé composé est particulièrement maladroit.

Le phénomène est observable dans la conversation orale, lorsque quelqu’un se met à raconter une expérience personnelle qui reflète une habitude collective : « Dans les restaurants de Mongolie, on ne va pas laisser de pourboire. » Mais il est possible que le locuteur soit en train d’imaginer son auditeur visitant à son tour la Mongolie et s’y rendant au restaurant. Il y a dans cette phrase un « Si tu te rends en Mongolie… » sous-entendu. Ou alors il est simplement en train de revivre par la pensée l’expérience qu’il décrit. En la revivant, il la transforme en une narration.

« Quand on est stressé, on va avoir tendance à respirer dans le haut de la cage thoracique plutôt que d’activer notre abdomen et de respirer dans le bas du ventre. » (Lu sur yogitsimple.fr : « Les 3 bienfaits du Yin Yoga pour diminuer sa charge mentale [sic] et son stress ».) Dans ces phrases où nous décrivons un comportement dont tout un chacun a déjà fait l’expérience, la tentation est grande d’employer le futur : on se projette dans l’existence d’un interlocuteur qu’on a en face de soi – ou dans celle du lecteur comme si on avait celui-ci en face de soi. On invite autrui à vérifier pour lui-même le bien-fondé de notre affirmation, comme s’il ne l’avait pas encore fait. Ou bien nous revivons par la pensée un de ces moments où le processus organique ou physiologique que nous décrivons s’est opéré en nous.

La tentation de mettre au futur de tels énoncés doit être combattue, car le présent de vérité générale y est plus conforme à la logique. La phrase évoque une « tendance », c’est-à-dire un comportement adopté par un vaste groupe humain, donc elle énonce une généralité. Une généralité se vérifie dans le présent et non dans l’avenir.

Anne Cordier, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lorraine, est interrogée (au téléphone ?) par Guillaume Erner dans son émission Les Matins, sur France Culture, lundi 6 mars 2023 : « On néglige en fait souvent cette pratique-là des réseaux sociaux – elle est pourtant réelle, effective, à travers les enquêtes – des enfants, des adolescents, qui accèdent à de l’information sur les sujets qui les intéressent à leur âge… – [Guillaume Erner] Par exemple ? – … et aussi sur l’actualité. Ah ben par exemple, vous allez avoir des enfants qui vont suivre les résultats des matchs de football sur les réseaux sociaux, qui vont suivre les chanteurs ou les chanteuses qu’ils aiment, toute la culture K-pop, hein, qui est la culture aussi qui vient du monde asiatique qui est extrêmement importante à l’âge adolescent aujourd’hui. » Un peu plus tard : « Chaque époque a un peu son réseau social qui va stigmatiser… va cristalliser un certain nombre d’inquiétudes, hein, il y a quelques années c’était davantage Instagram, encore avant on était sur [= sur le dos de] Facebook. »

Anne Cordier décrit une réalité qu’elle a scrutée à travers des « enquêtes de terrain » (elle dit qu’elle les « réalise personnellement »). Lorsqu’on l’a fait passer par le crible de travaux universitaires, le monde qui nous entoure est objectivement connu. Les phrases par lesquelles on en rend compte sont des affirmations vérifiables, donc des vérités générales. Mais ces observations sont en même temps de petites narrations.

Ordinairement, on parle de futur de vérité générale à propos de phrases dont le verbe au futur est accompagné d’un adverbe comme toujours, souvent ou jamais (« Un chien ne miaulera jamais », « Deux et deux feront toujours quatre »). Mais les exemples examinés précédemment signifient autre chose. Ce sont des phrases où nous généralisons une observation personnelle, une expérience, une information. Le futur y est superflu. Les mêmes raisons qui l’ont imposé dans nos narrations le font s’insinuer dans nos affirmations généralisantes.

 

* * *

 

Le présent de narration ne suffit plus. Aurait-il trop servi ? Le trouverait-on usé ? Nos contemporains, naïvement, ont cru pouvoir le régénérer en lui associant le futur. Alors qu’ils continuent de mettre spontanément au présent les passages de leur discours qui sont voués à l’analyse, à l’explication ou à la description, ils se servent volontiers du futur – futur simple de l’indicatif ou futur périphrastique – dans ses moments narratifs.

Certes, on aurait tort de parler de ce futur « de narration » comme d’un nouveau temps verbal qui serait voué à se substituer au présent de narration dans tous les emplois de celui-ci. Mes observations montrent que ce futur a plutôt tendance à s’immiscer dans un récit qui a commencé au présent et qui peut à n’importe quel moment se remettre sur le rail du présent.

Néanmoins, nos contemporains y recourent dès qu’ils sont tentés de hâter le cours d’un récit, de mettre l’accent sur une transformation ou sur un revirement. Que ce revirement ait des conséquences durables ou éphémères, le verbe qui l’exprime risque de se voir mis au futur.

Je devine les raisons qui, à l’oral, nous incitent à employer un futur intempestif, mais je ne comprends pas qu’on le trouve si fréquemment à l’écrit.

Nous devons nous répéter cette règle : Lorsque le futur ne sert pas à exprimer une véritable postériorité, mettre la phrase au présent. Ayant déjà son rôle à jouer dans le système du présent, le futur – morphologique ou périphrastique – n’est pas compatible avec la nouvelle valeur que certains lui font endosser.

En privilégiant le présent de narration, et en évitant tout « futur de narration », nous rendons tout récit plus agréable à lire ou à écouter. Nous y faisons mieux entendre le sens.

Un raconteur d’histoires est quelqu’un qui a des choses à dire, mais en général il possède aussi une certaine idée du style. Quelle est l’idée que se fait du style un écrivain ou un orateur qui laisse ses phrases dériver vers un futur ornemental, voué à outrer le relief de la trame événementielle ? Quand on pilote un dispositif à trois étages, on doit rester maître de ses nerfs.

 

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11 mars 2023 6 11 /03 /mars /2023 11:19

Il est parfois employé dans la conclusion d’un résumé, sur le modèle du futur de « mise en appétit » du lecteur évoqué précédemment : « Jean Seghers est inquiet : sa station-service a été déclarée en faillite. Son veilleur de nuit-mécanicien lui réclame ses indemnités et, de surcroît, il craint que sa femme entretienne une liaison avec le président du tribunal de commerce. / Alors, il va employer les grands moyens. » (Quatrième de couverture du roman Adultère, d’Yves Ravey, éditions de Minuit, 2021.)

On l’a vu plus haut : le futur n’est pas illégitime en conclusion d’une narration au présent. Ce court texte (qui manifestement est de la plume d’Yves Ravey lui-même) nous montre que le futur périphrastique permet, comme le futur simple, de « survoler » une partie de l’intrigue d’un roman. Certes, comme on l’a constaté à propos de l’usage du futur simple dans un contexte similaire, le verbe aurait pu être au présent sans que la signification de la phrase en fût notablement modifiée : « Alors, il emploie les grands moyens. »

Malheureusement, le futur est souvent utilisé au milieu d’un texte, de manière intempestive, pour mettre en relief un coup de théâtre ou un changement subit de conduite et pour en dramatiser les conséquences.

« À la tête d’un véritable empire immobilier qu’il a bâti sans scrupules, Ascanio Restelli, octogénaire à la réputation sulfureuse, vise désormais la mairie de Rome. Viola Ornaghi, envoyée par le magazine Charme, se rend dans sa somptueuse villa pour l’interviewer à ce sujet. Mais c’est face à un cadavre atrocement mutilé – l’homme a été égorgé et énucléé – qu’elle va se retrouver. Sous le choc, elle appelle à l’aide son ami Leo Malinverno, journaliste lui aussi. / Le nombre d’ennemis qui auraient eu de bonnes raisons d’en vouloir à la victime est impressionnant. Hédoniste, ironique et léger, Leo interroge le passé, les secrets et les mensonges des uns, des autres, et se meut parmi tous avec aisance grâce à une acuité particulière [sic] en matière [sic] de psychologie. » (Quatrième de couverture de L’imposture du marronnier : Une enquête de Leo Malinverno, par Mariano Sabatini, traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, éditions Actes Sud, 2021, collection Babel noir, 2023.)

Avoir mis le verbe se retrouver au futur (périphrastique en l’occurrence) est une grave erreur. On observe que les phrases vouées au commentaire ou à la description sont spontanément mises au présent.

Voici d’autres résumés de récit imprimés en quatrième de couverture. Les verbes au futur appartiennent à des phrases de conclusion mais ce futur n’y est d’aucune utilité :

« Lors du tournage d’un documentaire sur les camps du Goulag de la Kolyma, région de la Sibérie orientale que les Russes appellent “l’enfer blanc”, l’auteur fait la rencontre inattendue d’un chat abandonné, transi de faim et de froid. Il décide de le sauver et le baptise Varlam, en hommage au grand écrivain Chalamov, rescapé des camps et auteur des Récits de la Kolyma. / Avec lui, de Iakoutsk à Magadan en passant par la “route des ossements”, il va parcourir la Sibérie, filmant les vestiges des camps, recueillant le témoignage des survivants, remontant le temps de la période stalinienne jusqu’à la fermeture du Goulag en 1956, trois ans après la mort du dictateur. // Dans ce road-book polaire, Michaël Prazan nous propose une mosaïque de séquences mémorables, évoquant un des chapitres les plus sombres de l’Histoire [sic] de la Russie. » (Quatrième de couverture de Varlam, de Michaël Prazan, récit, aux éditions Payot & Rivages, 2023. Le prénom de Chalamov, comme chacun sait, était Varlam.)

« Années 2010, [sic] un journaliste vit de l’intérieur les convulsions de l’entreprise de presse pour laquelle il travaille depuis un certain temps : rachat, brutalité managériale, obsession du profit envers et contre tout… À l’occasion d’un plan de départs volontaires, il prend ses cliques et ses claques en saisissant au vol une opportunité de reconversion professionnelle. Mais, dans les méandres des organismes de formation qui sont un business à part entière, rien ne va se passer comme prévu, sous le regard de l’ex-homme d’information [sic] qui est aussi poète à ses heures perdues. / Au fil de ce roman, Éric Faye brosse le tableau d’une classe moyenne incapable de résister à l’offensive néo-libérale et de se mobiliser lorsqu’elle est attaquée. » (Quatrième de couverture du roman Il suffit de traverser la rue, d’Éric Faye, éditions du Seuil, collection Cadre rouge, 2023.)

Voici le résumé du film Logan (2017, mis en scène par James Mangold), tel qu’il figure sur la jaquette d’un boîtier de DVD. Le dénommé Logan, plus connu sous le nom de Wolverine, est l’un des superhéros de l’univers Marvel : « Dans un futur proche, un certain Logan, épuisé de fatigue, s’occupe d’un Professeur Xavier souffrant et affaibli, qu’il garde caché dans un lieu désolé à la frontière Mexicaine [sic]. Mais les tentatives de Logan pour se retrancher du monde et rompre avec son passé vont être réduites à néant lorsqu’une jeune mutante traquée par de sombres individus va se retrouver soudainement face à lui… » Le texte était bien parti, mais pourquoi diable avoir embrayé sur le futur dès la deuxième phrase ?

 

Je constate que les directeurs de collection de chez Gallimard ont pris conscience du problème : sur la quatrième de couverture des romans récemment publiés par cette auguste maison, ni dans la collection NRF ni dans la collection Folio, on ne trouve plus ces textes qui se mettaient au futur pour annoncer les péripéties censées régaler le lecteur. Mais, comme on a déjà pu le constater, d’autres éditeurs ont plus de mal à résister à la tentation.

Le texte suivant représente une rareté car le futur y apparaît dès la première phrase : « À la Convention internationale de la rose, en Australie, le narrateur, journaliste français dans un magazine d’art de vivre, et Barbara, reporter allemande, vont éprouver la même fascination pour la présidente de l’événement, May de Caux. Cette Française au charme insolite cache une part d’ombre qu’ils vont bientôt découvrir : son passé de résistante et déportée qui la hante. De leur complicité grandissante va naître le projet d’un livre. / Pour Barbara, jeune femme d’une autre génération, pour l’indispensable transmission, May va consentir à raconter : Ravensbrück à dix-huit ans, la souffrance, les amitiés. Et l’après, le corps qui a perdu la mémoire de la tendresse. Ce sera une enquête parmi les cendres et les traces d’une vie reconstruite. / Et puis, il y a le souvenir de cette rose cueillie à Ravensbrück, un éclat dans le gris funeste, la beauté au milieu de la monstruosité, à l’origine de sa renaissance. / Le livre s’appellera La Douceur. » (Quatrième de couverture de La douceur, roman d’Étienne de Montety, éditions Stock, 2023. On vient d’en lire le texte de présentation complet.)

La préposition de est fâcheusement omise devant déportée. Et est-ce que vraiment on « découvre » la part d’ombre de quelqu’un ? L’ombre, est-ce quelque chose qu’on découvre ? Je vois là un cliché qu’un Montety aurait dû nous épargner. Sans doute n’a-t-il pas écrit ce texte lui-même, mais l’éditeur a bien dû le lui donner à relire… On s’attendait plutôt à trouver : « Cette Française au charme insolite cache une part d’ombre dont ils découvrent bientôt l’existence ».

Bien qu’un verbe soit au futur simple, les « va » et les « vont » du futur périphrastique sont omniprésents. L’auteur de ce texte met au futur tout événement relevant de l’ordre des péripéties (ce qui surgit) : « vont éprouver », « vont découvrir », « va naître », « va consentir », « ce sera » ; tandis que les faits qui durent (ce qui est permanent) s’inscrivent dans le système usuel du présent : « cache », « hante », « a perdu », « il y a ». D’où vient ce besoin de marquer par un futur tout surgissement de l’imprévu, toute rupture d’une situation stable ? Mettre au futur la péripétie, c’est ajouter au processus qui l’exprime une sorte de balise clignotante : on surexprime la rupture, on surligne la perturbation… au risque de faire interférer les faux futurs avec les vrais.

Tous ces verbes au futur auraient dû être mis au présent. Dans une narration au présent, le lecteur ou l’auditeur démêle intuitivement la trame des processus duratifs de la trame des péripéties. Allons plus loin : la façon dont l’auteur du texte de présentation de La douceur a réparti les temps verbaux entre le futur et le présent semble correspondre à la répartition des temps entre passé simple et imparfait qui s’est longtemps observée dans les narrations au passé…

Seul le verbe qui figure à la fin du texte, « s’appellera » (hélas mis pour : s’intitulera), est légitimement au futur. En effet, le mot douceur (titre du livre qu’écrivent Barbara et le héros-narrateur) n’est dévoilé que dans le dernier chapitre du roman. Ce mot désigne aussi la nature de la relation qui s’est nouée entre les deux journalistes.

 

À l’intérieur d’un livre :

« Dès lors qu’il a perdu tout espoir de fabriquer de l’or, il [Gilles de Rais] se tourne vers les sciences occultes, pratique la sorcellerie pour invoquer les esprits et, au cours de ces cérémonies rituelles, commence à pratiquer des sacrifices… Le cap est franchi, Gilles de Rais va vraisemblablement commettre des actes pédophiles et des infanticides au cours d’horribles débauches dont se rendent complices ses amis Gilles de Sillé et Roger de Briqueville. Grâce à un système de rabatteurs, les jeunes enfants des villages sont placés comme pages chez Gilles de Rais en échange de quelques pièces. Mais que se passe-t-il réellement derrière les hautes murailles des châteaux fortifiés ? Il se murmure, [sic] que pour satisfaire le baron [Gilles est baron de Rais], on lui sacrifie des cœurs d’enfants, des membres, des yeux…  / Une erreur va lui être fatale. Gilles de Rais devient un rebelle au regard de la loi. Voulant récupérer la châtellenie de Saint-Étienne-de-Mer-Morte qu’il avait vendue au trésorier du duc de Bretagne, Guillaume Le Ferron, Gilles va investir l’église le jour de la Pentecôte, le 15 mai 1440, en menaçant d’une hache le malheureux Jean Le Ferron, frère du trésorier, pour qu’il lui abandonne la forteresse. Non content de violer les privilèges de l’église [mis pour : de l’Église], Gilles de Rais vient de se rendre coupable d’insubordination envers son suzerain, le duc de Bretagne. » (Stéphane Bern, Secrets d’Histoire [volume 1], éditions Albin Michel, 2010, p. 51.)

Dès la deuxième phrase, on trouve « va commettre », qui est un futur intempestif. Par ce moyen, l’auteur insiste sur la rupture entre un avant et un après. Il nous place, en quelque sorte, dans une position de surplomb par rapport au destin de son personnage. Plus bas, la phrase « Une erreur va lui être fatale » est une prolepse de bon aloi. Mais il ne fallait pas mettre au futur la phrase qui suit (« va investir » – où, du reste, le verbe investir est employé à contresens), ni rétrograder brusquement vers le passé dans la dernière phrase de notre extrait (« vient de se rendre coupable »). Ces incohérences détruisent la continuité narrative et temporelle.

Voici un développement, formant un paragraphe complet, que j’emprunte à un excellent essai de Jean-Louis Bachelet sur la musique – livre de vulgarisation autant que de réflexion :

« Si le maître de Bayreuth a pu se démarquer des compositeurs de son temps, c’est qu’il place la question du Salut au centre de toute son œuvre. Question particulièrement épineuse à l’époque où l’Europe des philosophes, qui s’est affranchie du pouvoir de l’Église, n’en reste pas moins en quête d’éternité. Or, Wagner va précisément incarner en musique [= exprimer en langage musical] cette idée que le Salut vient de l’homme lui-même. Du strict point de vue musical, il va donc jouer sur les tensions provoquées par des dissonances répétées, voire assenées sur de longues portions de texte, avant de les “résoudre” en un torrent d’harmonies d’une envoûtante beauté. L’auditeur – plongé dans un chaos sonore fait essentiellement de ces accords de septième évoqués plus haut, chaos censé décrire la misère de l’homme – se trouve, en fin de concert, happé par une série d’accords parfaits qui incarnent l’avènement de l’homme nouveau régénéré par la grâce du héros providentiel, devenu surhomme par sa propre volonté. » (Jean-Louis Bachelet, Les codes secrets de la musique : Ce que les grands compositeurs nous révèlent et <ce qu’ils> nous cachent ; éditions Buchet-Chastel, 2022, p. 199. Les « accords de septième évoqués plus haut » sont les accords de septième diminuée, dont Wagner usait à la suite de Beethoven, de Schubert et des romantiques, et dont il avait même tendance à abuser.)

Pour souligner – ou pour dramatiser – la rupture qui se produit lorsque Wagner fait évoluer le langage musical de son temps, l’auteur ne peut s’empêcher de mettre sa phrase au futur périphrastique.

 

Dans les narrations qu’on écrit en vue de leur oralisation, comme dans celles qu’on improvise en public, on s’exprime assez vite au futur périphrastique (en y mêlant quelques occurrences de futur morphologique).

Voici quelques phrases entendues dans une vidéo de Christopher Lannes : « Napoléon coalise toute l’Europe. […] Sauf que les Russes, eux, ont décidé de jouer une stratégie à la russe, c’est-à-dire faire entrer l’ennemi au plus profond des terres de Russie. Les généraux russes vont donc battre en retraite perpétuellement, tout en dévastant tout sur leur passage […]. Ils [les Russes] vont livrer combat aux portes de Moscou […], lors de la bataille de Borodino, appelée aussi bataille de la Moskova. Il s’agira d’un énorme carnage […]. Malgré tout, cette bataille va-t-être [sic] remportée par les Français, qui seront maîtres du champ de bataille. Les Russes vont se replier, et ça va permettre à l’empereur d’entrer à Moscou. […] Sauf que, là aussi, l’empereur se trompait, et, après trois mois passés à Moscou, […] l’empereur décide de rebrousser chemin par le sud. […] Napoléon va donc tenter de se replier vers le sud, mais, là, l’armée russe, solidement installée, va l’empêcher de passer, et il sera obligé de reprendre les mêmes chemins [qu’à l’aller]. […] Ainsi, pendant de longs jours, de longues semaines, l’armée va battre en retraite dans des conditions chaotiques. » (« Fragments : la retraite de Russie », vidéo publiée sur YouTube en 2016.)

D’une part, ces extraits confirment le fait que le futur périphrastique et le futur morphologique sont substituables l’un à l’autre. Ils expriment la même nuance temporelle.

D’autre part, le futur n’est réellement utile dans aucune de ces phrases car aucune ne se laisse interpréter comme étant une anticipation.

 

Le texte qui suit offre un mélange inextricable de futur périphrastique et de verbes au passé, mélange analogue à celui que présentaient les textes cités à la fin du chapitre consacré aux emplois abusifs du futur simple :

« Ce jour-là, il [le moine-poète Ikkyu Sojun (1394-1481)] quitte son abri délabré près de la rivière […]. […] Seul, il s’enfonce dans les monts Hiei, au plus profond de la montagne. Les nuages blancs s’entassent sur les sommets, des traînées de brouillard s’étendent sur les vallées, çà et là il distingue, toutes petites, les huttes des montagnards. “À l’ouest l’on coupe du bois, et l’écho de l’est en renvoie le bruit, le son des cloches des monastères au fond de mon cœur éveille des résonances.” C’est le poète Bashô, apprenti du zen, qui deux siècles plus tard, [sic] se lançait lui aussi sur les routes : il était à la recherche d’une manière de vivre qui ferait de la vie une œuvre d’art. À partir de 1684, il [= Bashô] va consacrer les dix ans qui lui restent à des pérégrinations qu’il relate dans cinq carnets de notes. Ces journaux d’un poète, joints [c’est-à-dire quand on les joint] aux poèmes d’Ikkyu, donnent une idée des difficultés rencontrées par celui qui s’aventurait par monts et par vaux sur des chemins mal tracés, au gré de ses pèlerinages… » (Christine Jordis, Le nuage fou : Ikkyu, moine zen et poète rebelle ; éditions de l’Observatoire, 2023, p. 124-125.)

L’auteur – écrivons même : l’auteure (féminisation qui a, contrairement à autrice, le mérite d’inscrire le mot dans notre modernité puisque celle-ci admet aussi la professeure, la proviseure, la metteure en scène, etc.) – devrait savoir qu’on ne dit pas « les dix ans qui lui restent », mais : « les dix ans qui lui restent à vivre ». Pour empêcher la répétition du verbe vivre (« à la recherche d’une manière de vivre »… « les dix ans qui lui restent à vivre »), on ne peut pas se contenter d’en biffer l’une des occurrences : il faut aller plus loin dans la reformulation de l’une des deux phrases.

Christine Jordis interrompt la narration qu’elle est en train de faire de la vie du moine-poète Ikkyu Sojun, pour citer un passage des Journaux de voyage de Bashô (traduits du japonais par René Sieffert), parce que des paysages semblables à ceux traversés par Ikkyu Sojun y sont décrits – mais 250 ans plus tard – par Bashô. La citation est suivie de l’évocation d’une partie de la vie de ce dernier, évocation placée là pour révéler qui est l’auteur de ces lignes entre guillemets et pour indiquer dans quel contexte elles ont été écrites. Le portrait de Bashô commence à l’imparfait, ce temps ayant probablement été choisi parce qu’il s’harmonisait avec le caractère descriptif du fragment cité. L’abandon du présent de narration que l’auteure utilisait dans la narration principale fait de la digression consacrée à Bashô l’équivalent d’une note historique de bas de page. Bizarrement, la suite de ce portrait est mise au futur périphrastique. Sans transition, le récit de la vie de Bashô s’introduit ainsi dans la strate temporelle à laquelle appartient le récit de la vie d’Ikkyu, dont il semble même prolonger le cours.

Christine Jordis s’amuse, certes, à faire cheminer côte à côte les deux poètes, comme un cinéaste mêlant par surimpression deux prises de vues, mais l’incohérence dans la succession des temps verbaux est évidente. Pour y remédier, suffirait-il de mettre entièrement au futur la prolepse contenue dans notre extrait ? Ainsi nous lirions : « C’est le poète Bashô, apprenti du zen, qui deux siècles plus tard se lancera lui aussi sur les routes : il sera à la recherche d’une manière de vivre qui fasse de la vie une œuvre d’art. À partir de 1684, il consacrera les dix ans qui lui resteront à vivre à des pérégrinations qu’il relatera dans cinq carnets de notes. »

Dans ce cas, on ferait bien d’expliciter le rapport qu’il y a entre la citation et la tournure « c’est… qui… » placée juste après. Pour ce faire, ajoutons quelques mots à notre proposition : « Cette description sera écrite par le poète Bashô, apprenti du zen, qui deux siècles plus tard se lancera lui aussi sur les routes », etc.

Mais si l’on préfère conserver à la digression son caractère de note historique, en la laissant au passé, on peut remplacer « va consacrer » par « consacra » et harmoniser en conséquence les autres temps verbaux : « À partir de 1684, il consacra les dix ans qui lui restaient à vivre à des pérégrinations qu’il relata dans cinq carnets de notes. » La phrase qui précède celle-ci ne demande alors plus aucun changement : l’imparfait qu’on y trouve suffit pour laisser entendre que Bashô est l’auteur de la description de paysage citée entre guillemets, et qu’il décrit ce paysage pour l’avoir parcouru.

 

Maintenant que le futur périphrastique est devenu plus courant que le futur morphologique, il y a des écrivains qui, en mettant au futur simple les phrases que d’autres mettraient au futur périphrastique, pensent employer un temps plus légitime, plus classique, plus châtié.

Certains vidéoblogueurs prononcent, face caméra, un texte qui a été écrit avec soin. Quoique leur texte soit rarement exempt de maladresses syntaxiques, ils l’articulent sans la moindre hésitation ni le moindre lapsus. Regardez les vidéos de la chaîne Chronik Fiction, écrites et réalisées par les Français Mike Zonnenberg et Fabio Soares. On y voit leur porte-parole – autrefois le Coroner (interprété par Stefan Godin), plus récemment l’Avocat (interprété par Jean-Luc Guizonne) – analyser un film, en commenter les images ou les dialogues, sur un ton pénétré, parfois sentencieux. Alors que le Coroner avait plutôt tendance à s’exprimer au futur périphrastique, l’Avocat privilégie le futur morphologique.

Les lignes suivantes sont tirées d’une des vidéos du cycle de l’Avocat. Quand ce personnage-commentateur se met à résumer l’intrigue de Whiplash de Damien Chazelle, le futur devient envahissant : « Le film met en scène Andrew Neiman, un jeune batteur de jazz ambitieux et perfectionniste. Étudiant dans un grand conservatoire new-yorkais, Andrew rêve de rejoindre la classe la plus prestigieuse de l’établissement, dirigée par Terence Fletcher. En répétant, un soir, il attire l’attention du chef d’orchestre [= ledit Fletcher] – un chef d’orchestre qui sera également son bourreau. […] À la recherche du nouveau génie du jazz parmi ses étudiants, le chef d’orchestre poussera à bout ses musiciens afin d’en tirer le meilleur. [C’est-à-dire : afin d’obtenir d’eux le meilleur de ce qu’ils peuvent donner.] […] Prêt à tout pour réussir, le jeune batteur se mettra à dos sa famille, quittera sans scrupules sa petite amie et ira même jusqu’à trahir un camarade afin de lui [sic] prendre sa place. Des actes forts, qui montrent à quel point Andrew était prêt à se battre. […] Face à un tel adversaire, Fletcher redoublera de cruauté. Poussé dans ses retranchements, Fletcher utilisera toutes les armes à sa disposition – jet d’instrument, insultes, violence psychologique – mais son arme favorite restera ses répliques, de véritables uppercuts qui feront vaciller Andrew. On assiste alors à un combat entre deux génies, où chaque coup assomme et laisse le spectateur sans voix [sic, au lieu de : assomme le spectateur et le laisse sans voix]. Un combat où la victoire se jouera au dernier round. L’affrontement trouvera son apogée dans la scène finale… » (Mike Zonnenberg et Fabio Soares, « Le méchant le plus SADIQUE du cinéma ! », vidéo publiée le 20 février 2021.) Or c’est seulement dans « sera également son bourreau » que le futur exprime une véritable anticipation.

 

Ayant oublié que l’emploi abusif du futur périphrastique était né d’une volonté de faire acte de résistance contre une tendance plus ancienne de narration au futur morphologique, certains recommencent à abuser de ce dernier. Ce qui leur échappe encore et toujours, c’est que la meilleure façon de reconquérir le terrain que nous avons cédé au futur périphrastique consiste à revenir à un usage réfléchi et maîtrisé du présent de narration.

 

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