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7 août 2018 2 07 /08 /août /2018 14:23

Revenons encore sur le cas de « la majorité de… ».

Dans toutes les bouches, sous toutes les plumes, la majorité tend à remplacer la plupart. Nous savions que la plupart, suivi ou non d’un complément, entraînait la mise au pluriel du verbe. Cet accord, qui obéissait à une logique ancienne, est en train de disparaître.

 

Le phénomène était rarement attesté avant la fin du XXe siècle. J’ai déjà cité Grevisse citant Beauvoir. Voici un autre mauvais exemple donné par la célèbre philosophe et mémorialiste :

« Aucune femme n’a écrit Le Procès, Moby Dick, Ulysse ou Les Sept Piliers de la Sagesse. Elles ne contestent pas la condition humaine parce qu’elles commencent à peine à pouvoir intégralement l’assumer. C’est ce qui explique que leurs œuvres manquent généralement de résonances métaphysiques et aussi d’humour noir ; elles ne mettent pas le monde entre parenthèses, elles ne lui posent pas de questions, elles n’en dénoncent pas les contradictions : elles le prennent au sérieux. Le fait est d’ailleurs que la majorité des hommes connaît les mêmes limitations ; c’est quand on la compare avec les quelques rares artistes qui méritent d’être appelés “grands” que la femme apparaît comme médiocre. » (Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, tome 2 : L’expérience vécue ; chapitre XIV : « La femme indépendante » ; éditions Gallimard, 1949 ; dans la collection Folio-essais, p. 626.)

Jacques Laurent aura, lui aussi, donné le mauvais exemple : « Si [en 1940] la grande majorité des Français trouvait donc bien normal d’avoir un gouvernement, cela n’impliquait nullement qu’ils estimassent l’armistice définitif et attendissent du gouvernement qu’il s’alliât à l’Allemagne. » (Jacques Laurent, Histoire égoïste, chapitre XIII, éditions de la Table Ronde, 1976, p. 199, et en poche dans la collection Folio, p. 317.)

L’expression « la grande majorité des Français » est reprise par le pronom ils. C’est bien la preuve qu’il fallait écrire : « trouvaient ». Certes, l’erreur commise par Laurent n’est que graphique.

 

Chez nos contemporains, la substitution est presque systématique. À l’oral comme à l’écrit, chacun s’évertue à éviter la plupart.

« À la fin des années 1970, la majorité des écrits d’Hocquenghem sur l’homosexualité concerne les États-Unis, comme si, pour lui, l’essentiel se déroulait là-bas. » (Antoine Idier, Les vies de Guy Hocquenghem : Politique, sexualité, culture ; éditions Fayard, collection À venir, 2017, p. 192.)

Autre exemple :

« Pour en revenir aux romanciers américains, il est indéniable qu’ils ont exercé une fascination grandissante auprès des lecteurs, critiques et journalistes européens, plus particulièrement en France. La majorité d’entre eux n’était guère prophète en son pays, en Amérique le lecteur moyen se fait rare, mais le lectorat français et la presse se sont enthousiasmés dès la parution des premières traductions. Leur notoriété s’est accrue à la faveur de cet engouement et ils ont gagné en célébrité également chez eux. » (André Bucher, À l’écart, éditions le Mot et le reste, 2016, p. 58.)

En plus de l’incohérence syntaxique qui nous occupe, on observe ici tous les caractères de la prose actuelle la plus répandue, qui procède à coups de poncifs (il est indéniable, fascination, être prophète en son pays), qui pratique l’omission de l’article défini (les « lecteurs, critiques et journalistes »), qui confond le comparatif et le superlatif (l’auteur a écrit « plus particulièrement » mais il voulait dire : tout particulièrement), qui met un point d’honneur à éviter la répétition d’un mot (notoriété, célébrité), qui recourt à la parataxe (« en Amérique le lecteur moyen se fait rare » – le lecteur moyen, quèsaco ? c’est comme le Français moyen ?). En outre, la fascination est exercée « auprès » et non plus « sur », car à quoi bon recourir à la préposition usuelle dans les cas où elle se justifie ?

 

Rappelons qu’il y a des cas où le mot majorité est le donneur d’accord. J’ai cité ce passage dans le billet précédent : « La majorité de ses revenus provient de ses activités commerciales. » La notion de majorité peut prendre le pas sur la perception des unités qui composent cette majorité. Mais il est également correct d’écrire : « La majorité de ses revenus proviennent de ses activités commerciales. »

Bref, si vous ne pouvez éviter l’expression la majorité de…, retenez ce principe : quand par cette expression vous voulez dire « la plus grande part », il est permis de mettre le singulier ; quand vous voulez dire « la plupart », mettez le pluriel.

 

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6 novembre 2017 1 06 /11 /novembre /2017 10:14

Pour comprendre l’accord du verbe après dizaine, quinzaine, vingtaine, quarantaine, etc., on relira un précédent billet : Quel accord choisir après une locution au singulier qui est suivie d’un nom au pluriel ?.

Voici une autre faute à commettre quand on est journaliste de radio ou de télévision : « Un million de personnes a décidé de prendre un engagement en faveur du développement durable » ; « Un million de personnes s’est retrouvé sans abri au Mozambique » ; « Environ un million de personnes s’est réuni jeudi soir à Times Square » ; « En 2015, plus d’un million de personnes s’est pressé dans la cathédrale de Turin pour se recueillir devant un drap de lin », etc.

Si vous voulez absolument que l’accord se fasse au singulier, construisez ainsi : « Une foule d’un million de personnes (de près d’un million, de plus d’un million de personnes) s’est rassemblée », « s’est réunie », « s’est pressée », etc.

 

Oh, je sais qu’une page entière du Bon usage de Grevisse (au sein du § 422, section c, de l’édition que je possède, celle de 1988, refondue par André Goosse) est consacrée aux extraits littéraires qui contredisent la règle ou l’usage dominant. Je reprendrai ici une partie des citations réunies par les auteurs du Bon usage : « Un bon quart de nos contemporains […] vit dans la terreur des bacilles » (Léon Daudet) ; « Un bon tiers de nos abonnés insiste pour que j’écrive plus souvent dans les cahiers » (Péguy) ; « La moitié des pélicans roupillait sur les banquettes du bar » (Malraux) ; « Le reste des humains m’apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j’avais quittée il y avait quelques moments à peine » (Proust, Du côté de chez Swann, troisième page du roman) ; « La majorité des Allemandes s’est prononcée pour le parti de l’ordre » (Simone de Beauvoir) ; « Le reste de mes réflexions n’est pas mûr » (Gide).

Sans doute chacun de ces écrivains a-t-il voulu insister sur le rapport qu’on perçoit entre deux grandeurs qui sont mises face à face, mettre l’accent sur la proportion plutôt que sur les nombres. Néanmoins, si certains des accords qu’on vient d’observer sont explicables dans leur contexte, d’autres semblent devoir être mis sur le compte de l’étourderie.

Hippolyte Taine, certes, lorsqu’il raconte sa visite du palais du Vatican, n’est pas un étourdi : « Vous revenez et vous faites une première tournée dans les quatre célèbres chambres de Raphaël : ce sont les appartemens [graphie ancienne] de Jules II. Le pape y remplissait les offices de sa place. Dans l’une, il signait les brefs […]. Les jours [= ouvertures] sont médiocres, une moitié des fresques reste dans l’ombre. » (« L’Italie et la vie italienne : souvenirs de voyage », deuxième partie ; dans la Revue des Deux Mondes, janvier 1865.) L’accord du verbe avec « une moitié » est logique.

Voici qui figure dans Musset : « Il y a deux cents femmes dans notre couvent ; un petit nombre de ces femmes ne connaîtra jamais la vie ; et tout le reste attend la mort. » (On ne badine pas avec l’amour, acte II, scène V.) Le singulier n’est pas choquant, il sert à marquer l’opposition qu’il y a entre « petit nombre » et « tout le reste ». En d’autres endroits, Musset est parfaitement capable de mettre le verbe au pluriel : « Il y a deux cents femmes dans ton monastère, et la plupart ont au fond du cœur des blessures profondes ; elles te les ont fait toucher […]. » (Même scène.)

Dans cette phrase tirée de la préface de Ruy Blas, Victor Hugo attire notre attention sur la notion de partie, et il n’y a rien à redire à l’accord effectué : « Une partie des gentilshommes, la moins honnête et la moins généreuse, reste à la cour. » L’idée de pluralité est gommée au profit de l’idée de masse indistincte. Cela dit, le sens serait le même si les accords avaient été faits au pluriel : « Une partie des gentilshommes, les moins honnêtes et les moins généreux, restent à la cour. »

L’accord est pleinement justifié dans cette phrase de Renan : « La grande majorité des hommes, à l’égard de ces problèmes, se divise en deux catégories, à égale distance desquelles il nous semble qu’est la vérité. » (Préface aux Dialogues philosophiques.)

Et ceci n’est pas moins logique et correct : « La majorité de ses revenus provient de ses activités commerciales » ; la majorité étant ici synonyme de : la plus grande part. La notion de majorité a pris le pas sur les unités qui la composent. Le contenu sémantique du verbe joue aussi un rôle dans la nécessité d’accorder le verbe avec le premier nom plutôt qu’avec le complément de ce nom, car provenir énonce une constatation (alors que « se prononcent », voir ci-dessus, est un verbe d’action, qui présuppose l’existence d’une volonté).

J’ai trouvé une phrase dans laquelle « une partie » a pour complément un nom au pluriel désignant une réalité indénombrable :

« Donc, premier travail : faire sauter cette aiguille rocheuse, ici… Une partie des eaux sera détournée vers cette fissure naturelle… » (Le dynamiteur, par le dessinateur Tibet et le scénariste Greg, un épisode des aventures de Chick Bill paru dans le journal Tintin en 1961 et publié en album en 1982 ; cinquième case de la planche 6.) La commune de Gunsmoke a engagé un dynamiteur pour qu’il fasse dévier le cours d’un dangereux torrent de montagne, et Chick Bill explique à ce spécialiste des explosifs quelles seront les parties de la montagne à faire sauter.

Il serait correct d’écrire : « Une partie des eaux seront détournées » ; mais l’accord du verbe avec le nom partie n’est pas illogique, et cela, moins parce que seule une partie du tout que constituent les eaux sera détournée, que parce que la mise au pluriel du mot eaux, loin de correspondre à une pluralité ou à un agrégat de substances, sert à désigner une réalité indénombrable. Nous avons affaire à un pluriel poétique (ou pluriel emphatique). Certes, en l’absence de la locution « une partie de », nous serions obligés de mettre le verbe au pluriel (« Les eaux sont boueuses ») ; c’est néanmoins parce que la réalité désignée par ce pluriel est une substance indénombrable que nous avons la possibilité d’accorder le verbe avec partie, dès lors que la locution est présente.

 

Voici un passage de Mérimée qui s’avère très intéressant. La scène se passe à bord d’un vaisseau négrier :

« Douze nègres seulement, et des plus faibles, étaient morts de chaleur : c’était bagatelle. Afin que sa cargaison humaine souffrît le moins possible des fatigues de la traversée, il [= le capitaine] avait l’attention de faire monter tous les jours ses esclaves sur le pont. Tour à tour un tiers de ces malheureux avait une heure pour faire sa provision d’air de toute la journée. Une partie de l’équipage les surveillait armée jusqu’aux dents, de peur de révolte ; d’ailleurs, on avait soin de ne jamais ôter entièrement leurs fers. » (Mérimée, Tamango, nouvelle, 1829.)

Mérimée a-t-il voulu, dans cette page, mettre l’accent sur le fait que nous avons affaire à des masses indistinctes ? D’un côté le groupe des membres d’équipage, de l’autre celui des esclaves noirs ? Mais les accords n’obéissent qu’imparfaitement à cette logique. J’observe que le syntagme « un tiers de ces malheureux », suivi d’un verbe au singulier et de l’adjectif possessif « sa », est repris par le pronom « les » dès la phrase suivante.

Un tel texte nous apprend que la correction syntaxique n’est parfaite en aucune époque et que les plus grands écrivains ont des lacunes… Quelques pages plus loin, Mérimée écrit tout à fait correctement : « Pendant la nuit, un grand nombre de blessés étaient morts. Le vaisseau flottait entouré de cadavres. » Il écrit aussi (décrivant des esclaves révoltés qui tentent de fuir le vaisseau négrier à bord d’une chaloupe) : « Presque tous ceux qui montaient la chaloupe furent noyés. Une douzaine seulement put regagner le vaisseau. De ce nombre étaient Tamango et Ayché [= une des femmes de Tamango]. » Il est fort possible que Mérimée emploie ici le mot douzaine pour signifier : douze exactement, et non pas : environ douze. Mais ce choix syntaxique est peu approprié lorsqu’on évoque des hommes ; il serait naturel dans la bouche d’un commerçant qui vend par douze les œufs ou les huîtres (« Une douzaine d’huitres coûte un franc cinquante »).

Ces réserves faites quant à la syntaxe, la nouvelle est admirable. Par sa rapidité sobre, par son refus de toute amplification oratoire, la prose de Mérimée est encore un régal.

 

Dans le passage de Georges Bataille qu’on va lire, rien ne justifie l’accord du verbe se satisfaire. La preuve en est que la reprise pronominale de la périphrase est faite au pluriel dans la phrase qui suit :

« S’il s’agit de la vie érotique, la plupart d’entre nous se satisfait des conceptions les plus vulgaires. Son apparence ordurière est un piège où il est rare qu’ils ne tombent pas. » (Georges Bataille, L’histoire de l’érotisme, suite de La part maudite ; livre resté inédit du vivant de son auteur, inclus dans le tome VIII des Œuvres complètes, Gallimard, 1976 ; le texte a été consulté dans la réédition de la collection Tel, 2015, p. 9-10.)

L’auteur tenait à se dissocier du nous qu’il emploie. Sinon, pourquoi en venir aussi vite au ils ? Certes, il eût été délicat de proposer : « la plupart d’entre nous nous satisfaisons… » ; et de fait, ayant bien perçu la difficulté, les écrivains ont longtemps évité d’utiliser le syntagme « la plupart d’entre nous » en position de sujet. Les exemples réunis par Grevisse indiquent que l’usage le plus répandu et le plus classique consiste à dire : « la plupart d’entre nous se satisfont » (voir Grevisse et Goosse, Le bon usage, Duculot ; consulté dans l’édition de 1988, § 899 c).

Bataille aurait dû modifier plus radicalement sa construction en mettant : « la plupart des hommes se satisfont » (ou, comme au début du paragraphe : « la plupart des êtres humains ») ; voire : « la plupart des hommes et des femmes se satisfont », ce qui aurait eu le mérite de la précision.

 

[Ajout de 2018.]

Dans la structure « nom (au singulier) + complément (au pluriel) de ce nom », le donneur d’accord est parfois, sans contestation possible, le premier nom. Mais peut-on toujours reprendre ce groupe, dans les phrases suivantes, par un pronom personnel (ce pronom fût-il au singulier) ?

« Le commun des mortels place en général [sic] son espérance dans ses enfants. C’est pour eux qu’il se vante de vouloir construire un monde meilleur. Ou bâtir la fortune dont le môme héritera. » (Patrick Besson, Tout le pouvoir aux soviets, roman, éditions Stock, 2018, p. 196.)

Pour commencer, il me semble que la locution adverbiale en général fait redondance avec « commun des mortels ». D’autre part, ce syntagme (« le commun des mortels ») présente une difficulté sémantique bien réelle : s’agit-il d’un singulier ou d’un pluriel ?

Certes, on trouve dans la littérature plusieurs phrases où le commun des mortels est sujet d’un verbe au singulier, mais la reprise de commun des mortels par le pronom il (au singulier) est loin d’aller de soi. Pour renvoyer à la même notion dans la suite du texte, il vaut mieux se débrouiller pour trouver un autre terme. Par exemple le pronom on : « Le commun des mortels place son espérance dans ses enfants. C’est pour eux qu’on se vante de vouloir construire un monde meilleur. » Ou bien redire mortels : « Le commun des mortels place son espérance dans ses enfants. C’est pour eux que les mortels se vantent de vouloir construire un monde meilleur. »

Comme pour le syntagme « la plupart d’entre nous », les écrivains ont perçu la difficulté et ils se sont plutôt efforcés de ne pas utiliser « commun des mortels » en position de sujet.

 

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1 novembre 2017 3 01 /11 /novembre /2017 11:36

« Une partie d’entre eux a… »

« Une partie d’entre eux est… »

« Une partie des experts prédit un retour à la croissance. »

« Une partie des habitants a réussi à vaincre sa peur. »

« L’été, une grande partie de nos collaborateurs peut se consacrer à sa famille. »

 

Telle est la néolangue française.

Ce singulier abusif fausse le sens des phrases. En effet, tout le monde comprendra qu’entre les deux énoncés : « Une partie des organismes se défendent mal » et « Une partie des organismes se défend mal », il existe une importante différence de sens. Pourtant nos contemporains s’obstinent à employer le singulier même lorsqu’ils conçoivent une pluralité d’individus. Ils ont oublié que, dans bien des cas, la grammaire permet ou impose d’accorder le verbe avec le complément d’un nom, bien que le nom complété soit placé en position de sujet grammatical.

Nous devrions invoquer ici (comme on le fait dans l’analyse des propositions comportant un verbe impersonnel) l’opposition classique entre un sujet apparent et un sujet réel : partie serait le sujet apparent, eux/experts/habitants/collaborateurs… serait le sujet réel. L’accord se fait avec le sujet réel.

Parfois, comme dans les exemples cités plus haut, le groupe partie + complément au pluriel (suivi d’un verbe au singulier) se voit repris par un adjectif possessif au singulier : « sa peur », « sa famille ». La cohérence n’est qu’apparente, la faute de français est bien réelle. Mais parfois cet adjectif possessif se trouve mis au pluriel et nous entendons : « Une partie des habitants a réussi à vaincre leur peur » (comprenez : leur propre peur) ; « Une partie de nos collaborateurs peut se consacrer à leur famille » (comprenez : à leur propre famille). Si la suite du texte nécessite la reprise du groupe sujet par un pronom personnel, le pronom pluriel ils ou le elles apparaîtra tout naturellement : « Une partie des femmes est prête à se contenter d’un emploi moins bien rémunéré qu’elles ne le souhaiteraient. » L’incohérence devient flagrante, la faute de français hurle sur la page.

La première chose à savoir est que, dans cette périphrase, le nom partie n’est pratiquement jamais le donneur d’accord, car les phrases du type : « Une partie des organismes se défend mal » sont rares.

Lorsque vous avez employé le syntagme « une partie de (+ nom pluriel) » et que le sens de l’énoncé vous amène à lui substituer ensuite un pronom personnel au pluriel ou à le mettre en relation avec un adjectif possessif au pluriel, vous pouvez être sûr que le nom partie n’est pas le véritable donneur d’accord.

 

La faute s’est largement répandue.

« Il y a également [= à côté du flux régulier des “migrants économiques”] des immigrés qui fuient des catastrophes naturelles, des persécutions, la guerre et autres exactions […]. On parle alors de “migrants humanitaires”. À la différence des autres migrants, une partie de ceux-ci bénéficie du statut de réfugié, défini par la Convention de 1951, qui fait de leur accueil une obligation en [sic] droit international. » (Emmanuelle Auriol, Pour en finir avec les mafias ;  sous-titré : Sexe, drogue, clandestins : si on légalisait ? ; éditions Armand Colin, 2016, p. 115.) Une partie de ceux-ci bénéficient du statut de réfugiés.

« Le film de Louis Malle [= Lacombe Lucien], qui rassemble plus de quatre cent mille spectateurs en trois semaines dans les premiers mois de 1974, prend l’allure d’un phénomène de société qui [sic] rencontre les interrogations individuelles et collectives. Si le film commence par être un grand succès critique, une partie des journalistes comprend avant tout cette histoire comme une parabole de la relativité des engagements. Pour la critique d’extrême gauche, le film, en gommant l’idéologie, tendrait à déresponsabiliser les fascistes. » (Olivier Rocheteau, agrégé de lettres modernes, a écrit ces lignes dans le « dossier » qui fait suite au texte intégral du scénario de Louis Malle et Patrick Modiano, Lacombe Lucien ; éditions Gallimard, collection Folioplus-classiques, 2008, p. 148.)

« L’Europe de 1880 à 1900 est à son apogée. Elle domine le monde. Elle est en pleine explosion industrielle et démographique. Pourtant, une bonne partie des artistes évoque une atmosphère cré­pusculaire, une fin de civilisation, la dégénérescence des valeurs et des corps. » (Pierre Jourde, Géographie intérieure, abécédaire, à l’entrée « Mastroianni (et glam rock) » ; éditions Grasset, collection Vingt-six, 2015, p. 142.)

« Aujourd’hui, une partie des musulmans de France manifeste son opposition au terrorisme pour montrer qu’ils sont de bons Français et afficher leur “francité” de manière plus forte. » (Lu dans Causeur en juillet 2016.) Manifestent leur opposition.

La conférence que Michel Houellebecq a donnée en Argentine est d’un intérêt exceptionnel (conférence qui a eu lieu au Pôle scientifique et technologique de Buenos Aires, non pas en janvier 2017, comme l’ont écrit les journaux qui en ont parlé, mais en novembre 2016). La voix de l’orateur est parfois hésitante, sa syntaxe mal assurée. Un fait historique déconcertant, ou peu souvent rappelé, se trouve énoncé de la façon suivante :

« Parce que le fait est que la Seconde Guerre mondiale a très profondément discrédité les intellectuels de droite. Pour être honnête, c’était un peu injuste, parce qu’une partie des intellectuels de droite non seulement n’a pas collaboré mais a même résisté. C’est-à-dire qu’ils ont… ils auraient pu être attirés par un régime autoritaire mais le patriotisme français, chez beaucoup d’entre eux, a été le plus fort. » (Allez à la 21e minute de la vidéo publiée sur YouTube.)

Il aurait fallu : « … car une partie de ceux-ci non seulement n’ont pas collaboré mais ont même résisté. »

 

[Ajout de 2018.]

Parfois les fautes se cumulent :

« C’est désormais la norme : une partie des cadeaux reçus est immédiatement remis [sic] en vente sur eBay, Rakuten France ou ParuVendu. » (Lu sur le site de Livres Hebdo, mercredi 26 décembre 2018.)

 

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23 septembre 2017 6 23 /09 /septembre /2017 10:36

Une vingtaine de clients…

La totalité des joueurs…

La majorité des communes…

Une minorité d’enfants

Pourquoi ce détour par l’abstraction ? Certes, il y a des cas où le détour correspond exactement à la pensée du locuteur ou du scripteur, mais le plus souvent nous employons ces formules quand nous voulions dire : vingt clients, tous les joueurs, beaucoup de communes, quelques enfants, peu d’enfants, etc.

 

Un passage de Maupassant m’est revenu à l’esprit et m’a permis d’entrevoir la cause du phénomène :

« Ceux qui font aujourd’hui des images, sans prendre garde aux termes abstraits, ceux qui font tomber la grêle ou la pluie sur la propreté des vitres, peuvent aussi jeter des pierres à la simplicité de leurs confrères ! Elles frapperont peut-être les confrères, qui ont un corps, mais n’atteindront jamais la simplicité, qui n’en a pas. » (Maupassant, préface de Pierre et Jean.)

Par ces exemples narquois, Maupassant dénonçait un trait de préciosité dont abusaient certains de ses confrères. Or la raillerie lucide n’a pas suffi. Ce tour précieux, qui boursouflait le style d’une poignée de littérateurs, s’est diffusé au bout d’un siècle dans la langue de toute la population. La préciosité et l’hypercorrection finissent toujours par l’emporter sur la simplicité et le naturel.

La même tendance nous fait éviter les verbes au profit de noms d’action et de substantifs abstraits (voir « La langue française, ce sont les verbes »).

 

De fait, les Français ont si peu et si mal étudié la grammaire au cours de leur scolarité qu’ils méconnaissent les logiques élémentaires qui gouvernent notre langue. Ce manque de formation rend nos compatriotes timides et influençables. Toute façon de parler défectueuse entendue à la télévision ou lue dans un magazine nous fait oublier en quelques secondes les leçons que nous avions reçues en entendant parler nos parents et nos grands-parents ou en lisant les classiques.

« En philologie, les grammairiens du temps [c’est-à-dire : du XVIIIe siècle] s’amusaient à montrer l’inconséquence, les fautes du langage, tel que le peuple l’a fait, et à corriger les écarts de l’usage par la raison logique, sans s’apercevoir que les tours qu’ils voulaient supprimer étaient plus logiques, plus clairs, plus faciles que ceux qu’ils voulaient y substituer. » (Ernest Renan, L’Avenir de la science : Pensées de 1848 ; éditions Calmann-Lévy, 1890.)

Il en est de même au XXIe siècle. Les demi-savants imposent des accords absurdes à leurs élèves ou au grand public : par exemple la plupart + verbe au singulier, une vingtaine + verbe au singulier, etc. On favorise ainsi l’hypercorrection. Les mêmes demi-savants croient devoir faire la chasse aux formes d’être et d’avoir, et ne parviennent qu’à créer des béances syntaxiques à l’intérieur des phrases ; ils s’ingénient à remplacer faire par des synonymes qu’ils jugent plus « explicites » ou plus « expressifs », et fabriquent un langage lourd et encombré.

Or les gens du « peuple » savaient très bien parler lorsqu’ils mettaient spontanément le verbe au pluriel après la plupart. Si les Français font certaines fautes par ignorance de la grammaire, ils en font beaucoup d’autres par un désir mal éclairé de correction.

 

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23 juillet 2017 7 23 /07 /juillet /2017 20:42

Faudra-t-il que nous disions : « Nombre de ses amis est venu l’accueillir », « Nombre de ses amis a trouvé son attitude pénible », etc., sous prétexte que le mot nombre est au singulier ?

Mais nous l’entendons déjà, cette ineptie, et nous la lisons… Voici par exemple le début d’une lettre récemment reçue par un groupe d’abonnés : « Bonjour à vous tous, dont un grand nombre ne nous a plus fait signe depuis longtemps ! »

Il paraît qu’une photographie a beaucoup circulé sur Internet. Elle montre l’une des vitrines d’un célèbre magasin de vêtements, en Suède, dans laquelle fut exposé un mannequin qui représentait une femme faisant une taille 40. On a cru que le magasin qui avait pris cette audacieuse initiative appartenait à la chaîne H&M, alors qu’il s’agissait d’un magasin Åhléns. Une journaliste nous fait part de ses conclusions : « [C]ertains journaux ont écrit que la photo avait été prise chez H&M […]. Certes, ça n’est pas une raison, mais ça montre (une fois de plus) qu’une erreur fait vite le tour du web et aussi et surtout, que nombre d’humains a bien envie de voir des mannequins comme ça dans les vitrines. » (Extrait d’un article d’Emmanuèle Peyret, publié dimanche 17 mars 2013 sur Liberation.fr.)

Joli brin de plume, pas vrai ? Nombre d’humains. La langue même du diplomatiquement correct. Nous sommes à peine étonnés de voir le verbe accordé avec ce qu’on croit être le sujet grammatical, alors qu’il convenait de l’accorder avec son sujet logique.

 

Le complément au pluriel est parfois sous-entendu. Dans ce cas, de même qu’il faut dire : « La plupart sont… », et non pas : « La plupart est… », de même nous devons dire : « un grand nombre sont… », « un grand nombre ont… ». Une ancienne page de Tintin illustre cette règle à merveille.

La version originale en noir et blanc du Lotus bleu, parue en 1936, comporte la phrase suivante, prononcée par un speaker de « Radio Tokyo » (planche 43, cases 9 à 11) à propos de l’attaque qu’aurait subie un train chinois : « Après avoir fait sauter la voie, les… / … bandits ont arrêté le train et ont attaqué les voyageurs, dont un grand… / … nombre ont été tués en essayant de se défendre. » (Le lecteur de cette superbe aventure de Tintin sait qu’aucun train n’a été attaqué et que l’attentat se réduit à l’éclatement d’une bombe posée par des agents secrets japonais pour sectionner les rails. Mais le Japon y trouve le prétexte qui lui manquait pour envoyer des troupes en Chine.) Malheureusement la version en couleurs de l’album, depuis sa première parution en 1946, donne pour le même passage le texte que voici (page 22, là encore aux cases 9 à 11) : « Après avoir fait sauter la voie, les pillards… / … ont arrêté le train et attaqué les voyageurs… / … dont un grand nombre a été tué en essayant de se défendre. »

Le texte de l’édition en couleurs a été victime d’une correction abusive. Hergé avait-il désappris le bon usage ? A-t-il suivi l’avis insuffisamment éclairé de l’un des assistants qui l’aidaient à refondre ses Tintin d’avant-guerre ? Quoi qu’il en soit, entre 1936 et 1946, les locuteurs s’étaient mis à hésiter.

 

Construite avec ou sans complément, la locution « nombre de… » est l’objet d’un engouement croissant et donne lieu à bien d’autres erreurs.

« Même si seul un nombre réduit des lecteurs modernes des Liaisons dangereuses sait que son auteur était un militaire de carrière, le moins observateur d’entre eux ne pourrait ignorer que les motifs centraux du récit sont le danger, l’agression et le combat. » (Biancamaria Fontana, Du boudoir à la Révolution : Laclos et « Les Liaisons dangereuses » dans leur siècle ; traduit de l’anglais par l’auteure [sic] ; éditions Agone, 2013, p. 41.) En français correct et clair : « Même si très peu des lecteurs modernes des Liaisons dangereuses savent que son auteur était un militaire de carrière… » Et je crois qu’il serait bon d’ôter même devant si.

En règle générale, devant la séquence « un nombre (+ adjectif) de (+ nom) », non seulement le verbe doit être mis au pluriel, mais l’adjectif seul doit être ôté.

« Seul un nombre nettement déterminé d’entre eux… », « Seul un nombre limité d’espèces… », « Seul un nombre restreint de personnes… », etc., sont des formulations qui n’existent dans aucun texte des siècles passés, du moins dans aucun écrit antérieur aux années 1970. L’absurdité qu’elle comporte aurait conduit n’importe quel écrivain à la rejeter instantanément.

Si vous utilisez la séquence « Seul un nombre… », prenez au moins la précaution de mettre au pluriel le verbe qui la suit, comme dans ce texte : « La raison essentielle pour inonder les champs de riz est le contrôle des mauvaises herbes en créant un environnement dans lequel seul un nombre limité d’espèces de mauvaises herbes peuvent survivre. » (Bernadette Prieur Dutheillet de Lamothe traduisant Masanobu Fukuoka, La révolution d’un seul brin de paille : Une [sic] introduction à l’agriculture sauvage ; éditions Guy Trédaniel, 2005, p. 79.) Mais en bon français cela se dit plutôt : « un environnement dans lequel très peu d’espèces de mauvaises herbes peuvent survivre ».

Il n’est pas impossible de mettre « seuls » devant un groupe au pluriel (ou devant une locution exprimant la pluralité). La construction est assez classique : « Seuls, dix guerriers comanches, armés et peints en guerre, restaient immobiles comme des statues de bronze » (1864) ; « Seuls , dix ou onze conseillers auraient été mis à la retraite » (1885) ; « Seules, douze assemblées ont approuvé ; trente-sept se sont montrées hostiles » (1934) ; « seules cinq d’entre elles (il s’agit de portes) restent ouvertes » (1941) ; « Seuls, dix-neuf pays africains ont pu créer de tels comités » (1976) ; « En 1904, seuls cinq des neuf professeurs étaient membres élus de l’Académie » (1988) ; etc. Mais il faut qu’il y ait un contraste d’une certaine importance entre la quantité totale et la quantité qu’on mentionne, sans quoi la présence de l’adjectif seul(e)s paraîtra dénuée de fondement. Cet adjectif doit traduire l’idée de rareté.

 

Autres échantillons de piètre prose comportant le mot nombre :

« Le succès d’un livre peut être dû tout autant à ce qui rassure [sic] l’horizon d’attente du lecteur, le connu, l’attendu, en terme [sic] de représentation du monde ou en terme [sic] stylistique [sic], qu’à ce qui le contrarie, l’intrigue, l’emporte [le = l’horizon d’attente !?] vers un inconnu dont il accepte, voire savoure, les risques. Dans cet ordre d’idée [sic], le best-seller est cette rencontre dans laquelle se reconnaît pour des raisons toujours différentes, voire contradictoires, un très grand nombre de lecteurs et de générations, le fameux “malentendu” de Malraux [allusion à la phrase : Au-delà de 20 000 exemplaires commence le malentendu]. » (Martine Poulain, « Best-sellers et long-sellers », dans Gallimard 1911-2011 : Lectures d’un catalogue ; les Entretiens de la Fondation des Treilles, éditions Gallimard, les Cahiers de la NRF, 2012, p. 257-258.)

L’orthographe et la syntaxe sont pitoyables. Mes quelques annotations insérées entre crochets en témoignent. On se demande aussi à quel verbe il faudrait rattacher « le fameux “malentendu” de Malraux » : ce groupe est-il un autre sujet postposé de « se reconnaît » ? C’est difficile à préciser. Je pense qu’il faudrait ajouter un élément : « le best-seller est cette rencontre […] illustrant le fameux “malentendu” de Malraux ». Au fond, par rapport à ces négligences-là, l’accord du verbe « se reconnaît » avec le mot nombre – plutôt qu’avec les pluriels lecteurs et générations – est une faute mineure.

L’une des séquences les plus célèbres du film Spartacus est celle où les esclaves qui ont suivi Spartacus et qui viennent d’être vaincus par Rome se mettent à crier avec enthousiasme, l’un après l’autre, puis tous ensemble : « Je suis Spartacus ! Je suis Spartacus ! Je suis Spartacus !… » Or la séquence avait été imaginée par Kirk Douglas lui-même. Il en avait esquissé le déroulement dans un texte qui a été récemment traduit en français, et dont voici les premières lignes :

« La bataille est terminée. Tous les prisonniers sont rassemblés dans un ravinement [sic] près du champ de bataille. Un certain nombre d’entre eux est déjà enchaîné et ils sont assis là, à attendre. Ils sont abattus. Autour d’eux s’activent les soldats romains et les généraux sur leur monture. » (Marie-Mathilde Burdeau traduisant le livre I Am Spartacus! Making a Film, Breaking the Blacklist, publié par Kirk Douglas en 2012 aux éditions Open Road Media. En français : I am Spartacus !, de Kirk Douglas, éditions Capricci, 2013. Notre extrait se situe aux pages 137-138.) Ce livre de Kirk Douglas qui nous fait vivre la préparation et le tournage du Spartacus de Kubrick, je le recommande à tout amateur de cinéma. Hélas, sa traduction française semble indigne du texte original. (Un « ravinement » : l’acteur principal et producteur du film, dans son ébauche, ne mentionnait-il pas plutôt un ravin ?)

« François Mitterrand est sans doute, avec le général de Gaulle, l’homme politique du XXe siècle sur lequel s’est penché le plus grand nombre d’observateurs, de journalistes et d’historiens. » (Quatrième de couverture du livre de Michèle Cotta, Le monde selon Mitterrand, éditions Tallandier, 2015.) Cette horrible phrase est manifestement inspirée d’un passage, à la syntaxe irréprochable, qui figure dans l’introduction de l’ouvrage :

« Qu’écrire sur lui qui n’ait déjà été écrit ? François Mitterrand est sans doute avec le général de Gaulle et pour d’autres raisons, celui des hommes politiques français sur lequel se sont penchés le plus grand nombre de chroniqueurs, d’historiens et de journalistes. » (Michèle Cotta « avec » Martin Even, Le monde selon Mitterrand, éditions Tallandier, 2015, p. 9.) Les éditeurs en viennent à saboter eux-mêmes leurs livres.

 

Certes, comme je l’ai écrit dans un billet récent (Quel accord choisir après une locution au singulier qui est suivie d’un nom au pluriel ?), l’antéposition du verbe fait hésiter les meilleurs auteurs. On a pu constater cela dans la prose de Michel Foucault :

« Le corps, en devenant cible pour de nouveaux mécanismes du pouvoir, s’offre à de nouvelles formes de savoir. Corps de l’exercice, plutôt que de la physique spéculative ; corps manipulé par l’autorité, plutôt que traversé par les esprits animaux ; corps du dressage utile et non de la mécanique rationnelle, mais dans lequel, par cela même, s’annoncera certain nombre d’exigences de nature et de contraintes fonctionnelles. » (Michel Foucault, Surveiller et punir : Naissance de la prison ; Gallimard, 1975, collection Bibliothèque des histoires, p. 157, et dans la collection Tel, p. 182.) Avouons que ces lignes de Foucault sont presque brouillonnes.

Le phénomène s’observait déjà en 1947, si l’on en croit Grevisse et Goosse qui (§ 422 c de l’édition de 1988) citent la phrase suivante : « Rien ne l’en rend digne, quoi que prétende le petit nombre d’écrivains constitués en aréopage » (André Billy, dans Le Figaro littéraire, 2 août 1947).

Que le sujet soit postposé au verbe ne doit pas empêcher d’écrire : « s’annonceront (un) certain nombre d’exigences », « quoi que prétendent le petit nombre d’écrivains ».

Mais le mieux est encore d’essayer une autre construction : « s’annonceront des exigences », « quoi que prétendent quelques écrivains constitués en aréopage ».

 

Bref, relisons-nous, et évitons de céder à l’attrait de la structure « nom (au singulier) + complément (au pluriel) de ce nom ». Au fait, d’où vient cet attrait ?

 

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22 juillet 2017 6 22 /07 /juillet /2017 12:57

Doit-on accorder le verbe avec le complément ou avec le nom complété ?

Ce problème a déjà été abordé dans Le singulier de confort, ou les nouveaux ravages de l’hypercorrection.

Dans chacun des exemples qui suivent, l’idée de pluralité (exprimée par le complément) l’emporte clairement sur l’idée d’unité collective (exprimée par le nom complété).

 

Un journaliste d’aujourd’hui serait choqué d’entendre dire : « Une quarantaine de personnes ont été blessées (dans tel accident) », parce que lui-même se sent obligé de prononcer : « Une quarantaine de personnes a été blessée. » L’absurdité de cet énoncé semble ne plus heurter personne. De fait, nous lisons cela partout :

« Une dizaine d’hommes de haute stature, solidement charpentés, vêtus de costumes sombres, fendit la foule avec autorité. » (Bernard Buci, Les huiles, éditions Michel de Maule, 2011, p. 215.) Cette irruption d’un groupe de « supergendarmes » dans un salon du château du Plessis-les-Louault permet aux invités déjà présents de deviner que le président Mitterrand ne tardera pas à arriver sur les lieux.

Or, si vous voulez dire : dix hommes, dites-le sans détour. Mais le contexte suggère que personne n’a le temps de les compter, ces « supergendarmes » qui fendent la foule. Ils sont donc environ dix, et vous devriez mettre le verbe au pluriel.

« Le 11 février 2008, alors que les sans-papiers du CRA [= centre de rétention administrative] de Vincennes mènent une lutte contre de “mauvais traitements systématiques” et des “conditions de détention dégradantes”, une soixantaine de policiers est envoyée mater un refus collectif de regagner les cellules. » (Mathieu Rigouste, La domination policière : Une violence industrielle ; éditions la Fabrique, 2012, p. 117.) Je doute que Mathieu Rigouste soit sûr que ces policiers aient été au nombre de soixante exactement. Si tel était le cas, il aurait mieux fait d’écrire : « soixante policiers sont envoyés… ».

« Il semble qu’un certain nombre de lettres, qu’échangent alors [= en 1875] Rimbaud et Verlaine, ait en partie disparu. » (Marcelin Pleynet, Rimbaud en son temps : situation ; Gallimard, collection L’Infini, 2005, p. 350.) La phrase est particulièrement calamiteuse : non seulement l’accord du verbe y est incorrect, mais la locution « en partie » vient faire redondance avec « certain ». Ces documents qui ont été perdus ne seraient pas des lettres entières, mais des morceaux de lettres ?

Accord pareillement incorrect : « Un grand nombre de mes pairs m’a apporté son soutien. » « Un grand nombre de salariés a répondu présent à l’appel national de la CFDT. »

Ne pas confondre avec les constructions du type : « J’estime que le nombre d’heures de cours n’est pas suffisant pour bien apprendre cette langue » ; accord parfaitement correct et logique. Il est légitime de dire : En cette période de vacances, le nombre des offices a été réduit. Ou bien : Le nombre des voyageurs s’accroît considérablement. Pour cela, il faut que le propos porte sur le dénombrement lui-même et non pas sur les objets dénombrés.

Dans l’exemple suivant, ce n’est manifestement pas le nombre qui « fleurissait », mais les discours :

« [À] cette époque fleurissait un certain nombre de discours qui visaient à faire du malade, ou du fou, une figure modèle de subversion et de contestation de l’ordre social. » (Olivier Maillart, « Peut-on hériter d’une révolution ? Souvenirs littéraires et cinématographiques de Mai 68 » ; dans L’Atelier du roman nº 36, décembre 2003, p. 34 ; éditions Flammarion.)

Que le sujet soit postposé au verbe ne doit pas empêcher d’écrire : « fleurissaient un certain nombre de discours ».

« Parution [en 1964] d’une édition abrégée d’Histoire de la folie à l’âge classique, chez U.G.E. dans la collection de poche “Le Monde en 10/18”, disponible “dans les halls de gare”, comme le déclarait à plaisir Foucault. Heureux de cette édition populaire qui connaîtra annuellement un fort tirage, Foucault déchantera lorsque l’éditeur [= Plon] refusera de republier l’édition intégrale. […] La majorité des traductions étrangères d’Histoire de la folie est établie à partir de cette version abrégée. » (« Chronologie (1926-1967) », établie par Daniel Defert, p. XLVIII-XLIX du tome I des Œuvres de Michel Foucault, éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2015.)

La formulation normale serait : la plupart des traductions étrangères… sont établies. De plus, la locution « à plaisir » n’a pas le sens (« à qui voulait l’entendre ») que lui prête ici Daniel Defert. Venue du français classique, elle signifie : arbitrairement, volontairement, selon son bon plaisir, etc.

« La quasi-totalité de nos citations renvoie à la Nouvelle Édition des Œuvres Philosophiques Complètes de Nietzsche, traduction française des textes établis pour les Éditions Walter de Gruyter par G. Colli et M. Montinari, publiée à la NRF [sic], Éditions Gallimard, à partir de 1967. » (Philippe Granarolo, Nietzsche : cinq scénarios pour le futur ; éditions des Belles Lettres, collection Encre marine, 2014, p. 9, « Avertissement ».)

En français, cela se dit plus simplement : « Presque toutes nos citations renvoient à… » (ou plus exactement : « proviennent de … »).

« Cette oeuvre [sic] a passé la moitié d’un siècle enroulée dans une valise. Des plis se sont formés et au moment de la dérouler, une importante quantité d’écailles de peinture est tombée. » (Pascaline Haegele-Baud, restauratrice de tableaux, sur son site Atelier de restauration des œuvres peintes.) Ce n’est pourtant pas la quantité qui est tombée, ce sont des écailles…

Devrons-nous bientôt entendre : « Quantité de gens est en désaccord avec lui », « Quantité de gens a dit cela », « Quantité de gens sera mécontente », sous prétexte que le mot quantité est un nom féminin singulier ? Faudra-t-il que nous disions : « Nombre de ses amis est venu l’accueillir », « Nombre de ses amis a trouvé son attitude pénible », etc., sous prétexte que le mot nombre est au singulier ? Et va-t-on dire : « Beaucoup de gens est du même avis que moi », sous prétexte que dans beaucoup il y a coup ?

 

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25 juin 2017 7 25 /06 /juin /2017 12:47

(Le présent article fait suite à Déterminative ou explicative ? et à quelques autres billets de la même période.)

Depuis cinquante ou soixante ans, plus aucun auteur ne veut de la virgule grammaticale qui permettait de distinguer une relative explicative (ou circonstancielle) d’une déterminative.

Les parents de son ami Georges Moskowitz viennent d’être arrêtés et emmenés par les Allemands. Ils habitaient dans le même immeuble que Michel. « [L]orsqu’il rentrait, à quatre heures, [Michel] regardait, malgré lui, les marches du dernier étage, comme si Georges eût encore habité là. Mais il n’y avait plus Georges ni personne, pas même les meubles que les Allemands étaient venus enlever, avant de mettre les scellés. » (Colette Vivier, La maison des Quatre-Vents, 1946, p. 113, avec un ni supplémentaire devant Georges : « il n’y avait plus ni Georges, ni personne » ; réédité en 1965 avec modifications et avant-propos ; republié par Casterman, 2012, p. 189-190.) Or la relative est clairement explicative, pas du tout déterminative. La virgule est nécessaire entre meubles et le pronom relatif que, mais elle est superflue entre enlever et avant.

Il existe la race des provinciaux montés à Paris, race « ignorante de la ruse, de l’audace, du gain, du but »… « Il est une autre race d’hommes à côté de celle-là qui est toute au détail et à l’immédiat et qui exploite la première sans jamais se laisser fléchir par la curiosité ou la pitié. » (Pierre Drieu la Rochelle, Rêveuse bourgeoisie, éditions Gallimard, 1937, chapitre X de la troisième partie ; collection L’Imaginaire, p. 230-231, et dans Romans, récits, nouvelles, Bibliothèque de la Pléiade, 2012, p. 711.)

Une virgule est indispensable après « celle-là ». La présence de cette virgule permet seule de faire comprendre dès la première lecture que celle qui « est toute au détail et à l’immédiat » est la deuxième race, opposée à celle des provinciaux. Sans quoi on oblige le lecteur à attendre une mise au point ultérieure. Cette mise au point dissipant le malentendu est fournie par la relative suivante (soit les mots : « qui exploite la première »).

Georges Bataille écrivit ceci, dans une parenthèse figurant au cœur du bref essai qu’il a consacré à Baudelaire : « La liberté n’est-elle pas le pouvoir qui manque à Dieu, ou qu’il n’a que verbalement, puisqu’il ne peut désobéir à l’ordre qu’il est, dont il est le garant ? La profonde liberté de Dieu disparaît du point de vue de l’homme aux yeux duquel Satan seul est libre. » (Georges Bataille, La littérature et le mal, deuxième partie : « Baudelaire » ; éditions Gallimard, 1957, collection NRF, p. 39, et dans Œuvres complètes, volume IX, Gallimard, 1979, p. 192.)

La dernière phrase serait meilleure si la subordonnée relative était précédée d’une virgule, laquelle ferait du syntagme « l’homme » une catégorie générale. La pensée en deviendrait plus intéressante, plus troublante. Tout homme peut voir en Satan l’être libre. Satan a prouvé sa liberté en faisant usage de cette liberté. Il ne s’agit pas de liberté kantienne !

« J’étais en révolte contre le spiritualisme qui m’avait longtemps opprimée et je voulais exprimer ce dégoût à travers l’histoire de jeunes femmes que je connaissais et qui en avaient été les victimes plus ou moins consentantes. J’ai beaucoup joué sur la mauvaise foi qui m’en paraissait – et m’en paraît encore – inséparable. » (Simone de Beauvoir, extrait de sa courte préface écrite en 1979 pour présenter Anne, ou quand prime le spirituel, qui est un roman de jeunesse ; Gallimard, collection Folio, p. 27.)

Il faut ajouter une virgule après « spiritualisme ». La première phrase de ce passage parle du spiritualisme en général, pas seulement de telle forme de spiritualisme qui se définirait par le fait que Beauvoir s’en fût sentie opprimée. Par contre, l’absence de virgule est légitime après « mauvaise foi ».

Jacques Laurent est un immense écrivain, le véritable maître de l’école stendhalienne du XXe siècle, mais il ne tient aucun compte de la différence entre les déterminatives et les circonstancielles. Ça lui joue quelques mauvais tours.

L’auteur-narrateur évoque les relations qu’il eut avec son ami Remia dans la deuxième moitié des années 1930 : « [À] chaque fois que nous nous revoyions je le trouvais [= mon ami Remia] plus nettement engagé dans le pacifisme révolutionnaire. Il tentait d’expliquer la persistance du ressort nationaliste qui me troublait par une survivance quasiment [sic] viscérale de préjugés dus au milieu social où j’étais né. » (Jacques Laurent, Histoire égoïste, chapitre VIII, éditions de la Table Ronde, 1976, repris dans la collection Folio, p. 168.)

Ayant compris par les pages précédentes que les deux types de subordonnée relative ne sont jamais distingués dans la prose de Laurent, nous ne percevons pas d’emblée « qui me troublait » comme une déterminative. De ce fait, notre première lecture considère « par une survivance… » comme un complément qui se rapporterait à « troublait », avant que nous comprenions que ce groupe est lié à l’infinitif « expliquer ».

La ponctuation de cette phrase-là est sans défaut. Si le lecteur qui l’aborde sans méfiance est induit à la mésinterpréter, c’est uniquement à cause du fait que la virgule est omise devant toute proposition subordonnée relative dans le reste du livre.

 

En conclusion de cette analyse, il n’est pas inutile de rappeler que Cavanna, dans Mignonne, allons voir si la rose… (Belfond, 1989), a fait l’éloge de la virgule :

Et la ponctuation ? Est-ce que j’exagère si j’avance que les neuf dixièmes des Français ne savent pas se servir de la virgule ? Ne savent pas, en tout cas, en utiliser avec brio toutes les merveilleuses possibilités, et sont incapables de les apprécier chez qui les utilise ?

 

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24 juin 2017 6 24 /06 /juin /2017 09:09

Un peu partout, le subjonctif « voie » (que je voie, qu’il voie) est maintenant remplacé par la graphie « voit ». Et « voies » est devenu « vois », dans : que tu voies.

La faute est particulièrement fréquente dans les livres pour enfants, fussent-ils publiés par des éditeurs réputés.

Le lièvre joue un tour à l’éléphant et à l’hippopotame, ses persécuteurs… « Lièvre s’approche d’Hippopotame en prenant bien soin qu’on ne le voit point. » (Élisabeth Duval traduisant l’album de John Burningham Tir à la corde, éditions Kaléidoscope, 2013, p. 22 ou 24, non numérotée. Livre paru dans sa langue d’origine en 1968, sous le titre Tug of war.) Alliage d’une faute grossière et de l’affectation consistant à mettre point au lieu de pas. Conte un peu niais, dessins luxuriants, faussement juvéniles.

Un petit ours raconte la journée qu’il a passée avec son père en pleine nature : « Mais moi, j’avais envie qu’il [= papa] me voit sauter très haut. Alors je me suis mis en position. Un, deux, trois… On y va ! » (Adaptation française par « Mim » d’un texte de Sean Taylor, Mon tout petit ours, illustré par Emily Hughes ; éditions Milan, 2016, dix-septième page ; les pages de cet album ne sont pas numérotées.)

L’empereur d’Autriche Joseph II avait interdit que la pièce de Beaumarchais fût représentée à Vienne. Cela n’a pas empêché Mozart d’en proposer le sujet au librettiste Lorenzo Da Ponte :

« La version de Da Ponte gomme les critiques les plus virulentes de [sic] la noblesse, simplifie et raccourcit le texte de Beaumarchais si bien que Joseph II accepte finalement que l’opéra voit le jour. » (Les noces de Figaro, un opéra de Wolfgang Amadeus Mozart ; d’après le livret de Lorenzo Da Ponte, présenté par Timothée de Fombelle et raconté par Laurent Stocker, de la Comédie-Française, illustré par Olivier Balez ; éditions Gallimard Jeunesse Musique, collection Grand Répertoire, 2008, p. 54. Le livre est accompagné d’un CD qui permet aux enfants d’écouter un résumé de l’intrigue, écrit par Fombelle. Ce récit est entrecoupé de larges extraits de l’œuvre originale. J’ignore qui est l’auteur de la partie documentaire qui figure aux pages 54-55 et dont est extraite la phrase calamiteuse qu’on vient de lire.)

Le narrateur est un enfant qui n’a jamais vu d’herbe, ni rien de cette nature que son père, parfois, lui décrivait :

« Le lendemain [d’un jour où le héros-narrateur s’est plongé dans des livres montrant de vastes paysages bien verts], Gus, mon meilleur copain, vient me chercher. / – Il faut que tu vois ça ! il me dit en cachette. » (Ingrid Chabbert, Le dernier arbre, éditions Frimousse, 2015, p. 18, non numérotée. Belles illustrations de Raul Guridi.) « Ça », c’est un tout petit arbre, qui pousse derrière un muret (muret de pierre ? de béton ? l’auteur ne le dit pas ; la nature a disparu, l’univers urbain est partout).

Et voici la suite de ce texte, qui se lit trois pages plus loin : « On enfourne nos vélos et je le suis. Je le suis si longtemps que j’en ai mal aux mollets. » (Page 21, non numérotée.) Enfourcher est devenu enfourner. D’autres maladresses de langue sont à découvrir, dans ce grand album illustré en couleurs.

La faute se répand ailleurs que dans les livres pour enfants.

Georges Simenon avait épousé Régine Renchon, dite Tigy, en 1923 : « Après la guerre, Georges, Tigy et Marc [leur fils âgé de onze ans] traversent l’Atlantique pour <aller> vivre en Amérique. / En 1950, l’impensable : Georges décide de divorcer. Il en aime une autre, sa secrétaire, Denise, avec laquelle il aura trois autres enfants. Le divorce est prononcé à Reno, au Texas. Leur union conjugale aura duré vingt-six ans, deux mois et vingt-neuf jours. Georges obtient que Tigy vive à proximité de ses lieux de résidence afin qu’il voit son fils avec facilité. » (Biographie de « Tigy », figurant dans la section « Notices biographiques », qui complète la bande dessinée Joséphine Baker, dessins de Catel, scénario de José-Louis Bocquet ; éditions Casterman, collection Écritures, 2016, p. 514.)

« Après sa mort, il arrive qu’on voit en Bergson un philosophe académique [sic] dont il convient de se détourner, et sa pensée, pour une part passée dans le domaine commun, perd sa force incisive. C’est précisément elle qu’il convient de retrouver pour une lecture renouvelée de son œuvre. » (Extrait du texte imprimé sur la quatrième de couverture des Œuvres d’Henri Bergson, Librairie Générale Française, le Livre de Poche, collection Pochothèque, 2015, tome 1 et tome 2. Édition dirigée par Jean-Louis Vieillard-Baron.)

 

De la même façon, « croie » devient « croit ».

Dans la bouche de Georges Brassens, hélas : « Les “encor”, les “c’est bon”, les “continue” / Qu’ell’ crie pour simuler qu’ell’ monte aux nues / C’est pure charité […] / C’est à seule fin que son partenaire / Se croit un amant extraordinaire / Que le coq imbécile et prétentieux perché dessus / Ne soit pas déçu » (Quatre-vingt-quinze pour cent, chanson de 1972). Si l’on écoute la chanson telle qu’elle figure sur l’album Fernande, on y entend nettement Brassens lier le t de la forme erronée au son vocalique de l’article indéfini. Mais en concert il rectifie : on n’entend alors plus ce t intempestif, seulement celui, autrement légitime, du nom amant (lié à l’initiale d’extraordinaire).

Ce n’est pas la première fois que Brassens corrige après coup une faute qu’il avait commise dans la version originale d’une chanson. J’avais évoqué la chose (voir Voulons-nous que le participe passé devienne invariable ?) à propos de l’accord, omis puis rétabli, d’un participe passé dans un vers de La première fille.

Le remplacement de « croie » par « croit » apparaît sous la plume de bien des auteurs et des traducteurs actuels :

« – Je ne voudrais pas que tu crois que j’imagine un monde sans toi. » (Catherine Gibert traduisant John Green, Nos étoiles contraires, éditions Nathan, 2013 ; en collection Pocket Jeunesse, p. 351.) « Croies » est devenu « crois ». Et, deux pages plus loin, on voit surgir un « bien que je n’en avais pas très envie » du plus bel effet…

« [I]l faut régler la question Villepin. / Non que Chirac croit aux chances de son ancien Premier ministre [sic] à l’élection présidentielle de 2012. “Il fera 4 ou 5 % s’il se présente”, lui lançait un jour l’un de ses vieux compagnons. “Non, un peu plus : 5 ou 6 %”, a corrigé Chirac… Pas très glorieux en effet, mais suffisant pour créer [sic] une capacité de nuisance et empêcher le président sortant de faire la course en tête au soir du premier tour. » (Bruno Dive, Le dernier Chirac, éditions Jacob-Duvernet, 2011, p. 129.) La construction « non (pas) que… » commence à être suivie de l’indicatif : j’en reparlerai. Signalons, au passage, que l’orthographe réclame soit « son ancien premier ministre », soit « son ancien Premier Ministre ». Si on tient à majusculer ce groupe lexical, où l’adjectif précède le nom, on doit majusculer aussi le nom.

Dans un cabaret parisien, sous les yeux exorbités des clients et du détective Nestor Burma (narrateur), la belle Jacqueline Carrier fait un numéro d’effeuillage : « Dire que ce corps parfait, Paul LEVERRIER [sic] l’avait serré entre ses bras et qu’il s’était suicidé… Je comprenais que la propriétaire dudit corps ne croit pas cela possible. » (Texte extrait d’une bande dessinée réalisée par Nicolas Barral, Nestor Burma : Micmac moche au Boul’Mich ; d’après le roman de Léo Malet et d’après « l’univers graphique » de Tardi ; éditions Casterman, 2015, p. 20.)

L’amant de Jacqueline Carrier, un jeune étudiant en médecine nommé Paul Leverrier, s’est suicidé quelques jours auparavant. Jacqueline Carrier, dotée d’un corps parfait qui faisait les délices de son amant, ne peut croire que Paul se soit suicidé. En bon français : « Je comprenais que la propriétaire dudit corps ne crût pas cela possible. » Avant de substituer la forme de l’indicatif à celle du subjonctif, Barral s’est trompé de temps. Ce n’est pas le présent mais l’imparfait du subjonctif qu’il fallait mettre.

En cela, hélas (comme je disais à propos de Brassens), il n’a fait que suivre Malet, qui avait écrit dans son roman : « Bon Dieu ! dire que ce corps parfait, Paul Leverrier l’avait serré entre ses bras et qu’il s’était suicidé… Je comprenais qu’elle ne croie pas cela possible… » (Léo Malet, Micmac moche au Boul’Mich’, éditions Robert Laffont, 1957, chapitre III ; consulté dans l’édition de poche du Fleuve Noir, p. 51. On aura noté que Barral n’a pas conservé l’apostrophe qui marquait l’élision des dernières lettres du nom Michel – le Boul’Mich’ étant l’appellation familière du boulevard Saint-Michel.)

J’ai souvent remarqué que Léo Malet, avant d’adopter pour ses Burma le présent de narration, évitait l’imparfait du subjonctif dans les récits prenant pour temps de base le passé simple. Il y a pourtant des propositions où l’imparfait du subjonctif constitue le seul temps syntaxiquement pertinent (voir Le refus maniaque de l’imparfait du subjonctif).

 

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14 juin 2017 3 14 /06 /juin /2017 01:24

« Dans ses Confessions, Jean-Jacques Rousseau évoque le souvenir maternel associé à la pervenche, qui joue là un rôle analogue à celui de la petite madeleine pour Marcel Proust. Ayant observé ces fleurs du temps de sa jeunesse heureuse auprès de sa mère à Chambéry, puis les ayant perdues de vue pendant des décennies, il éprouve un immense plaisir à les retrouver plus tard. » (Hubert Reeves, J’ai vu une fleur sauvage : L’herbier de Malicorne ; éditions du Seuil, 2017, avec des photographies prises par Patricia Aubertin ; p. 147. Extrait d’un chapitre intitulé « La Petite Pervenche, d’un bleu de rêve ».)

 

Manifestement, Hubert Reeves n’a jamais lu les Confessions ; sans quoi il saurait que la mère de Rousseau est morte quelques jours après sa naissance, à Genève, en 1712. La femme que Rousseau, âgé de seize ans, allait appeler familièrement « maman » (mais non pas « mère ») était Louise-Éléonore de Warens, qui vivait à Chambéry et n’avait que treize ans de plus que lui. Au cours des années 1730, Madame de Warens servit à Jean-Jacques de tutrice, puis devint sa maîtresse.

 

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28 mai 2017 7 28 /05 /mai /2017 12:10

Drieu la Rochelle a-t-il emprunté au Malraux de L’espoir l’usage de ces répliques notées « – … », que j’ai examinées dans Les maladies du dialogue de roman (1) ? Son roman de 1943, L’homme à cheval (éditions Gallimard), nous en fournit quelques exemples.

Page 100 du volume de la collection Folio (1973) :

Isabel eut un moment d’hésitation. Je m’efforçai de prendre un air indifférent, qui la fit sourire. Elle reprit :

– Elle [= doña Camilla] avait reçu un billet qui l’avait bouleversée. Et, [sic] c’est après cela qu’elle avait décidé d’aller au palais.

– …

– Je ne sais de qui était le billet.

– Vous croyez qu’elle a su que Conception serait exhibée comme elle l’a été ?

Elle fit un geste d’incertitude, mais je vis qu'elle le croyait.

 

Page 118 :

Quand [Conception] fut sortie, [Jaime] resta muet.

– Camilla t’aime, finis-je par dire.

– …

– Elle t’aime, elle est désespérée. Elle ne comprend pas.

– Tu comprends, toi ?

– Je crois comprendre. Je crois comprendre ce qui s’est passé entre vous, mais non ce qui s’est passé au palais.

 

Quelques décennies plus tard, le procédé est adopté par Patrick Modiano, par exemple dans le chapitre V de Livret de famille (éditions Gallimard, collection NRF, 1977, p. 50, puis Folio, p. 59) :

De temps en temps, mon père ouvrait la bouche et attrapait au vol une pastille qu’il avait lancée en l’air d’une pichenette de l’index. Il se leva, prit sa vieille serviette noire et en sortit un dossier dont il tournait [sic : temps mal choisi] les feuilles, lentement. Et il soulignait des lignes au crayon.

– Dommage que nous n’ayons pas trouvé une paire de bottes à ta taille, dit pensivement mon père en levant la tête de son dossier.

– …

– Mais Reynolde t’en prêtera.

– …

– Et le pantalon de cheval ? Tu crois qu’il t’ira bien ?

– Oui, papa.

 

Que devons-nous conclure de la lecture de ces extraits ? Qu’une astuce, une marque de désinvolture ou d’irréflexion, a reçu la caution de quelques écrivains de valeur.

 

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