Faudra-t-il que nous disions : « Nombre de ses amis est venu l’accueillir », « Nombre de ses amis a trouvé son attitude pénible », etc., sous prétexte que le mot nombre est au singulier ?
Mais nous l’entendons déjà, cette ineptie, et nous la lisons… Voici par exemple le début d’une lettre récemment reçue par un groupe d’abonnés : « Bonjour à vous tous, dont un grand nombre ne nous a plus fait signe depuis longtemps ! »
Il paraît qu’une photographie a beaucoup circulé sur Internet. Elle montre l’une des vitrines d’un célèbre magasin de vêtements, en Suède, dans laquelle fut exposé un mannequin qui représentait une femme faisant une taille 40. On a cru que le magasin qui avait pris cette audacieuse initiative appartenait à la chaîne H&M, alors qu’il s’agissait d’un magasin Åhléns. Une journaliste nous fait part de ses conclusions : « [C]ertains journaux ont écrit que la photo avait été prise chez H&M […]. Certes, ça n’est pas une raison, mais ça montre (une fois de plus) qu’une erreur fait vite le tour du web et aussi et surtout, que nombre d’humains a bien envie de voir des mannequins comme ça dans les vitrines. » (Extrait d’un article d’Emmanuèle Peyret, publié dimanche 17 mars 2013 sur Liberation.fr.)
Joli brin de plume, pas vrai ? Nombre d’humains. La langue même du diplomatiquement correct. Nous sommes à peine étonnés de voir le verbe accordé avec ce qu’on croit être le sujet grammatical, alors qu’il convenait de l’accorder avec son sujet logique.
Le complément au pluriel est parfois sous-entendu. Dans ce cas, de même qu’il faut dire : « La plupart sont… », et non pas : « La plupart est… », de même nous devons dire : « un grand nombre sont… », « un grand nombre ont… ». Une ancienne page de Tintin illustre cette règle à merveille.
La version originale en noir et blanc du Lotus bleu, parue en 1936, comporte la phrase suivante, prononcée par un speaker de « Radio Tokyo » (planche 43, cases 9 à 11) à propos de l’attaque qu’aurait subie un train chinois : « Après avoir fait sauter la voie, les… / … bandits ont arrêté le train et ont attaqué les voyageurs, dont un grand… / … nombre ont été tués en essayant de se défendre. » (Le lecteur de cette superbe aventure de Tintin sait qu’aucun train n’a été attaqué et que l’attentat se réduit à l’éclatement d’une bombe posée par des agents secrets japonais pour sectionner les rails. Mais le Japon y trouve le prétexte qui lui manquait pour envoyer des troupes en Chine.) Malheureusement la version en couleurs de l’album, depuis sa première parution en 1946, donne pour le même passage le texte que voici (page 22, là encore aux cases 9 à 11) : « Après avoir fait sauter la voie, les pillards… / … ont arrêté le train et attaqué les voyageurs… / … dont un grand nombre a été tué en essayant de se défendre. »
Le texte de l’édition en couleurs a été victime d’une correction abusive. Hergé avait-il désappris le bon usage ? A-t-il suivi l’avis insuffisamment éclairé de l’un des assistants qui l’aidaient à refondre ses Tintin d’avant-guerre ? Quoi qu’il en soit, entre 1936 et 1946, les locuteurs s’étaient mis à hésiter.
Construite avec ou sans complément, la locution « nombre de… » est l’objet d’un engouement croissant et donne lieu à bien d’autres erreurs.
« Même si seul un nombre réduit des lecteurs modernes des Liaisons dangereuses sait que son auteur était un militaire de carrière, le moins observateur d’entre eux ne pourrait ignorer que les motifs centraux du récit sont le danger, l’agression et le combat. » (Biancamaria Fontana, Du boudoir à la Révolution : Laclos et « Les Liaisons dangereuses » dans leur siècle ; traduit de l’anglais par l’auteure [sic] ; éditions Agone, 2013, p. 41.) En français correct et clair : « Même si très peu des lecteurs modernes des Liaisons dangereuses savent que son auteur était un militaire de carrière… » Et je crois qu’il serait bon d’ôter même devant si.
En règle générale, devant la séquence « un nombre (+ adjectif) de (+ nom) », non seulement le verbe doit être mis au pluriel, mais l’adjectif seul doit être ôté.
« Seul un nombre nettement déterminé d’entre eux… », « Seul un nombre limité d’espèces… », « Seul un nombre restreint de personnes… », etc., sont des formulations qui n’existent dans aucun texte des siècles passés, du moins dans aucun écrit antérieur aux années 1970. L’absurdité qu’elle comporte aurait conduit n’importe quel écrivain à la rejeter instantanément.
Si vous utilisez la séquence « Seul un nombre… », prenez au moins la précaution de mettre au pluriel le verbe qui la suit, comme dans ce texte : « La raison essentielle pour inonder les champs de riz est le contrôle des mauvaises herbes en créant un environnement dans lequel seul un nombre limité d’espèces de mauvaises herbes peuvent survivre. » (Bernadette Prieur Dutheillet de Lamothe traduisant Masanobu Fukuoka, La révolution d’un seul brin de paille : Une [sic] introduction à l’agriculture sauvage ; éditions Guy Trédaniel, 2005, p. 79.) Mais en bon français cela se dit plutôt : « un environnement dans lequel très peu d’espèces de mauvaises herbes peuvent survivre ».
Il n’est pas impossible de mettre « seuls » devant un groupe au pluriel (ou devant une locution exprimant la pluralité). La construction est assez classique : « Seuls, dix guerriers comanches, armés et peints en guerre, restaient immobiles comme des statues de bronze » (1864) ; « Seuls , dix ou onze conseillers auraient été mis à la retraite » (1885) ; « Seules, douze assemblées ont approuvé ; trente-sept se sont montrées hostiles » (1934) ; « seules cinq d’entre elles (il s’agit de portes) restent ouvertes » (1941) ; « Seuls, dix-neuf pays africains ont pu créer de tels comités » (1976) ; « En 1904, seuls cinq des neuf professeurs étaient membres élus de l’Académie » (1988) ; etc. Mais il faut qu’il y ait un contraste d’une certaine importance entre la quantité totale et la quantité qu’on mentionne, sans quoi la présence de l’adjectif seul(e)s paraîtra dénuée de fondement. Cet adjectif doit traduire l’idée de rareté.
Autres échantillons de piètre prose comportant le mot nombre :
« Le succès d’un livre peut être dû tout autant à ce qui rassure [sic] l’horizon d’attente du lecteur, le connu, l’attendu, en terme [sic] de représentation du monde ou en terme [sic] stylistique [sic], qu’à ce qui le contrarie, l’intrigue, l’emporte [le = l’horizon d’attente !?] vers un inconnu dont il accepte, voire savoure, les risques. Dans cet ordre d’idée [sic], le best-seller est cette rencontre dans laquelle se reconnaît pour des raisons toujours différentes, voire contradictoires, un très grand nombre de lecteurs et de générations, le fameux “malentendu” de Malraux [allusion à la phrase : Au-delà de 20 000 exemplaires commence le malentendu]. » (Martine Poulain, « Best-sellers et long-sellers », dans Gallimard 1911-2011 : Lectures d’un catalogue ; les Entretiens de la Fondation des Treilles, éditions Gallimard, les Cahiers de la NRF, 2012, p. 257-258.)
L’orthographe et la syntaxe sont pitoyables. Mes quelques annotations insérées entre crochets en témoignent. On se demande aussi à quel verbe il faudrait rattacher « le fameux “malentendu” de Malraux » : ce groupe est-il un autre sujet postposé de « se reconnaît » ? C’est difficile à préciser. Je pense qu’il faudrait ajouter un élément : « le best-seller est cette rencontre […] illustrant le fameux “malentendu” de Malraux ». Au fond, par rapport à ces négligences-là, l’accord du verbe « se reconnaît » avec le mot nombre – plutôt qu’avec les pluriels lecteurs et générations – est une faute mineure.
L’une des séquences les plus célèbres du film Spartacus est celle où les esclaves qui ont suivi Spartacus et qui viennent d’être vaincus par Rome se mettent à crier avec enthousiasme, l’un après l’autre, puis tous ensemble : « Je suis Spartacus ! Je suis Spartacus ! Je suis Spartacus !… » Or la séquence avait été imaginée par Kirk Douglas lui-même. Il en avait esquissé le déroulement dans un texte qui a été récemment traduit en français, et dont voici les premières lignes :
« La bataille est terminée. Tous les prisonniers sont rassemblés dans un ravinement [sic] près du champ de bataille. Un certain nombre d’entre eux est déjà enchaîné et ils sont assis là, à attendre. Ils sont abattus. Autour d’eux s’activent les soldats romains et les généraux sur leur monture. » (Marie-Mathilde Burdeau traduisant le livre I Am Spartacus! Making a Film, Breaking the Blacklist, publié par Kirk Douglas en 2012 aux éditions Open Road Media. En français : I am Spartacus !, de Kirk Douglas, éditions Capricci, 2013. Notre extrait se situe aux pages 137-138.) Ce livre de Kirk Douglas qui nous fait vivre la préparation et le tournage du Spartacus de Kubrick, je le recommande à tout amateur de cinéma. Hélas, sa traduction française semble indigne du texte original. (Un « ravinement » : l’acteur principal et producteur du film, dans son ébauche, ne mentionnait-il pas plutôt un ravin ?)
« François Mitterrand est sans doute, avec le général de Gaulle, l’homme politique du XXe siècle sur lequel s’est penché le plus grand nombre d’observateurs, de journalistes et d’historiens. » (Quatrième de couverture du livre de Michèle Cotta, Le monde selon Mitterrand, éditions Tallandier, 2015.) Cette horrible phrase est manifestement inspirée d’un passage, à la syntaxe irréprochable, qui figure dans l’introduction de l’ouvrage :
« Qu’écrire sur lui qui n’ait déjà été écrit ? François Mitterrand est sans doute avec le général de Gaulle et pour d’autres raisons, celui des hommes politiques français sur lequel se sont penchés le plus grand nombre de chroniqueurs, d’historiens et de journalistes. » (Michèle Cotta « avec » Martin Even, Le monde selon Mitterrand, éditions Tallandier, 2015, p. 9.) Les éditeurs en viennent à saboter eux-mêmes leurs livres.
Certes, comme je l’ai écrit dans un billet récent (Quel accord choisir après une locution au singulier qui est suivie d’un nom au pluriel ?), l’antéposition du verbe fait hésiter les meilleurs auteurs. On a pu constater cela dans la prose de Michel Foucault :
« Le corps, en devenant cible pour de nouveaux mécanismes du pouvoir, s’offre à de nouvelles formes de savoir. Corps de l’exercice, plutôt que de la physique spéculative ; corps manipulé par l’autorité, plutôt que traversé par les esprits animaux ; corps du dressage utile et non de la mécanique rationnelle, mais dans lequel, par cela même, s’annoncera certain nombre d’exigences de nature et de contraintes fonctionnelles. » (Michel Foucault, Surveiller et punir : Naissance de la prison ; Gallimard, 1975, collection Bibliothèque des histoires, p. 157, et dans la collection Tel, p. 182.) Avouons que ces lignes de Foucault sont presque brouillonnes.
Le phénomène s’observait déjà en 1947, si l’on en croit Grevisse et Goosse qui (§ 422 c de l’édition de 1988) citent la phrase suivante : « Rien ne l’en rend digne, quoi que prétende le petit nombre d’écrivains constitués en aréopage » (André Billy, dans Le Figaro littéraire, 2 août 1947).
Que le sujet soit postposé au verbe ne doit pas empêcher d’écrire : « s’annonceront (un) certain nombre d’exigences », « quoi que prétendent le petit nombre d’écrivains ».
Mais le mieux est encore d’essayer une autre construction : « s’annonceront des exigences », « quoi que prétendent quelques écrivains constitués en aréopage ».
Bref, relisons-nous, et évitons de céder à l’attrait de la structure « nom (au singulier) + complément (au pluriel) de ce nom ». Au fait, d’où vient cet attrait ?