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15 août 2010 7 15 /08 /août /2010 20:21

Il est temps d’aborder la question des maladies graves qui frappent les dialogues de roman. L’auscultation de l’extrait que voici, après quelques rapides digressions, nous mènera au cœur du problème.

« – Tu n’as pas vécu à Tel-Aviv, toi ? Il m’a demandé en pointant son index. » (Tobie Nathan, Qui a tué Arlozoroff ?, éditions Grasset, 2010, chapitre 3, p. 23.) Éliminons d’abord la coquille : l’incise contenant le verbe introducteur de parole ne devrait pas commencer par une majuscule, même si elle est insérée après un point d’interrogation. Écrivons donc : « – Tu n’as pas vécu à Tel-Aviv, toi ? il m’a demandé en pointant son index. » Certes, même ainsi corrigée, la phrase demeure peu satisfaisante, notamment parce qu’on y constate cet oubli d’un complément nécessaire, qui devient l’une des fautes les plus fréquemment commises aujourd’hui. L’écrivain aurait dû préciser la direction dans laquelle l’index du vieil Israélien était pointé : « en pointant son index vers le ciel » ou « vers moi ». Vu la question qu’il pose au narrateur, ce devait être « vers moi ».

J’en arrive au problème qui m’intéresse : comme beaucoup de romanciers depuis quelques années, Tobie Nathan nous donne à lire en incise : « il m’a demandé », au lieu de : « m’a-t-il demandé ».

Il est possible, comme l’affirment Grevisse et Goosse (dans Le bon usage, édition 1988, § 374), que la tendance à ne pas faire l’inversion ait été influencée par le français populaire du Midi. Le bon usage cite les exemples suivants : « Tu vois, il a dit à l’amoureux, ça c’est ma femme » (Giono, Regain, II, 2) ; « J’irai jusqu’au bout ! / – Quel bout ? il me fait » (Pagnol, Le château de ma mère).

Le parler enfantin recourait assez spontanément à la non-inversion, si l’on se fie à la langue des aventures du petit Nicolas, telle que l’écrivit René Goscinny à la fin des années 1950 : « – Ne me fais pas rigoler, espèce de menteur, je lui ai dit. / – Répète un peu ! il m’a dit. / – Espèce de menteur ! je lui ai répété. / – Bon, m’a dit Geoffroy, à la prochaine récré, on se bat. / – D’accord, je lui ai répondu. » (« À la récré, on se bat », dans Les récrés du petit Nicolas, par Sempé et Goscinny, éditions Denoël, 1961.) Comme on vient de le constater, Goscinny refuse l’inversion lorsque le sujet du verbe introducteur est un pronom personnel, de la première ou de la troisième personne, et il applique le principe de l’inversion dans les autres cas.

Si nous survolons l’ensemble de la nouvelle, nous lisons encore : « m’a dit Geoffroy », « m’a répondu Geoffroy », « a crié le Bouillon, qui est notre surveillant », « a dit Eudes », etc. Dans le récit suivant, intitulé « King », l’inversion est pratiquée de la même manière : « a répondu Rufus », « a demandé Maman », « a dit Maman », « a dit Papa ». Une seule fois, on trouve ceci : « – Quelle horreur ! elle a crié, Maman. » Dans une autre nouvelle du recueil, « La montre », on peut lire ce dialogue : « – Elle marche bien, elle a une aiguille pour les œufs à la coque et elle brille la nuit, j’ai expliqué. / – Et dedans, elle est comment ? il m’a demandé, Alceste. » C’est sans doute pour varier le style, ou pour employer un trait caractéristique du langage enfantin, que Goscinny n’a pas mis : « a crié Maman », « m’a demandé Alceste ».

En aucun cas il ne se serait laissé aller à écrire : « – Quelle horreur ! Maman a crié », comme le feraient certains écrivains actuels, sous l’influence de l’anglais.

Car, de nos jours, cette forme de non-postposition du sujet nous donne l’impression fâcheuse d’avoir affaire à la traduction hâtive d’un roman anglais ou américain. Quand Hemingway écrit, dans The short happy life of Francis Macomber : « “Sleep well ?” Wilson asked in his throaty voice, filling a pipe », la phrase, selon les meilleures méthodes, est à traduire de la façon suivante : « – Bien dormi ? demanda Wilson de sa voix gutturale, tout en bourrant sa pipe », et non ainsi : « – Bien dormi ? Wilson a demandé de sa voix gutturale »

Dans le chapitre 1 du roman de Tobie Nathan, puis dans les chapitres 5 à 7, qui situent leur action non plus à l’époque contemporaine mais en juin 1933, la narration utilise comme temps de base le passé simple. La postposition (ou inversion) du sujet y est faite normalement : « lui dit-il », « chuchota Ali », « murmura Fawzi », « lui lança Nahum dans le rétroviseur », « répondit Arlozoroff », etc.

Les chapitres dont l’action se situe à notre époque utilisent comme temps de base le présent et les incises émaillant les dialogues ne font apparaître la postposition que dans des cas bien précis. « – Tu connais de vieux Égyptiens ? je demande au vieux », lit-on page 30. Mais un peu plus bas : « – Alors, tu es un vrai Égyptien ! s’exclame le vieux. » Si l’on rapproche ces exemples de celui que j’ai cité en commençant ce billet (« il m’a demandé »), on se rend compte que la méthode adoptée par Tobie Nathan est très proche de celle qu’avait suivie René Goscinny pour faire s’exprimer son petit Nicolas. Certes, Tobie Nathan n’utilise pas le tour « il m’a demandé, Alceste » : ce tour paraîtrait trop enfantin. On s’en rend compte si on essaie d’y recourir pour traduire l’extrait d’Hemingway cité plus haut : « – Bien dormi ? il a demandé de sa voix gutturale, Wilson. »

Pourquoi l’écrivain s’interdit-il la postposition du sujet lorsque le verbe introducteur de parole est mis à la première personne du singulier ? Pour des raisons de simple euphonie, dirait-on. Parce que « demandé-je » serait encore plus insupportable que le non-inversé « je demande ». Cette non-inversion ne date pas d’hier. On la trouve chez Léo Malet : « – Pourquoi dites-vous cela ? je lance, brutalement. » (Casse-pipe à la Nation, 1957 ; Union Générale d’Éditions, collection 10/18, p. 106.) « – Voilà ce que c’est, je lui dis. / […] Chaque fois que quelqu’un en a un sous le blair [= un revolver], il faut qu’il demande ce que c’est, comme si ça ne se voyait pas. […] / – C’est un pétard, j’explique. Et le pétard rend les hommes égaux. » (Ibid., p. 122.) Mais dès que c’est possible sans lourdeur, Malet emploie : « dis-je », « dit Untel », « fait-elle », etc.

Car la non-postposition du sujet favorise l’amphibologie :

« – Mais pas Monco ! je remarque, pas Monco, qui l’a gardée durant plus de soixante ans. On dirait même que cette montre l’a protégé, sachant la vie qu’a eue cet homme et les dangers auxquels il a survécu… » (Qui a tué Arlozoroff ?, p. 414.)

« – Ah, vous étiez en vacances, reprend la jeune fille, dubitative… / – Oui ! En vacances ! je répète. » (Ibid., p. 416.)

Dans les passages qu’on vient de lire, les verbes introducteurs mis en incise pourraient très bien s’interpréter comme appartenant aux paroles rapportées.

Dans un San-Antonio, les « remarqué-je », « marmonné-je », « déclaré-je », « aboyé-je », « m’impatienté-je », « soupiré-je », « plaidé-je », « réitéré-je », « objecté-je » ne choquent personne, ni les « fais-je », « réponds-je », « me permets-je d’insister », « promets-je ». On les y voit toutefois alterner avec les modernes et non moins parodiques « je fais », « je lui questionne », « je beugle », « il chuchote », « il m’explique », ou encore : « j’enjoins (de culasse) ». J’ai pêché toutes ces perles dans On liquide et on s’en va, éditions Fleuve Noir, 1981, passim.

Dans un livre fort divertissant quoique aujourd’hui oublié, Jésus au bûcher (éditions du Seuil, 2000), Catherine Clément avait tenté les « coupé-je » (p. 89), « protesté-je » (p. 117, 188 et 247), « murmuré-je » (p. 137, 297, 331, 332), « commencé-je » (p. 190), « m’écrié-je » (p. 202), « soupiré-je » (p. 236), « bougonné-je » (p. 298). Les « dis-je » y passaient mieux.

Mais à vrai dire, dans chacun des passages de Jésus au bûcher dont je viens d’indiquer l’emplacement, la graphie en « é-je » est une simple coquille, ou plutôt une grossière faute d’orthographe. Puisque le passé simple est le temps principal dans tous les segments narratifs qui encadrent les dialogues, ainsi que dans les incises qui contiennent les autres verbes introducteurs du discours direct, c’est coupai-je, murmurai-je, soupirai-je, que nous aurions dû lire.

Enfin, on lira dans les extraits suivants des verbes en incise qui, contrairement aux constructions similaires figurant dans les romans de Frédéric Dard, ne témoignent d’aucune intention humoristique ou satirique :

« – Le patient a succombé ? m’enquiers-je. » (Yasmina Khadra, L’attentat, Julliard, 2005 ; réédition coll. Pocket, 2006, p. 32.) « – C’est la pire des choses qui puisse arriver à un homme, avoué-je… » (Ibid., p. 115 ; bizarrement, les points de suspension sont placés après le verbe introducteur et non avant la virgule.)

Tout cela est assez ridicule. Un effet pervers de la narration au présent. Dans la première de ces deux phrases, il faudrait que le verbe introducteur soit moins tapageur, moins sidérant. Du reste, tous les romanciers devraient renoncer à employer s’enquérir en tant que verbe introducteur du discours direct. Ce verbe plaît à beaucoup de jeunes romanciers, mais il n’est pas fait pour cette fonction. Il est précieux, sonore, inutilement emphatique, comme le sont devenus, depuis que plus personne ne sait les construire, n’avoir de cesse et enjoindre.

Quant au problème de la postposition du sujet, dans l’incise, lorsque le verbe introducteur est au présent et à la première personne du singulier, aucune solution pleinement satisfaisante ne peut lui être apportée.

Le roman en style populaire ou argotique a longtemps eu la ressource de placer la conjonction que en tête de l’incise : « – Alors où veux-tu en venir finalement ? que je lui faisais. (Céline, Voyage au bout de la nuit, éditions Denoël, 1932 ; Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Romans, volume I, p. 392.) « – Je t’ai bien compris va ! qu’elle a répondu. » (Ibid., p. 400.) L’un des narrateurs qui se succèdent dans la première partie du Hussard bleu de Roger Nimier use du même procédé : « – Et c’est comme ça que vous parlez, non ? que je fais. » (Le hussard bleu, Gallimard, 1950 ; collection Folio, p. 25.) « – Vingt et une parts, qu’y fait le margis, toujours con. » (Ibid., p. 26 ; margis = maréchal des logis.) Mais ce tour est tellement sorti de l’usage qu’il ne peut guère resservir.

 

Note :

Lorsque le verbe introducteur du discours direct est un verbe transitif direct (« murmura », « dit », « fit », « chuchota », « demanda », « répondit », « cria »…), les paroles directes au milieu desquelles il s’insère tiennent lieu du C.O.D. de ce verbe en incise. Prenons un exemple :

– Les carottes sont cuites, dit le petit Marcel.

Les carottes sont cuites : C.O.D. de « dit » ; la phrase équivaut à : Le petit Marcel dit que les carottes sont cuites ; Le petit Marcel dit : Les carottes sont cuites.

Pourtant, il n’est pas obligatoire que le verbe introducteur de parole soit transitif direct. Quelques verbes employés de la manière la plus classique, tels « reprit », « poursuivit », « intervint », « s’exclama », « s’écria », sont des verbes intransitifs, ou pris intransitivement, auxquels on peut éventuellement supposer un complément du type : par ces mots ou en ces termes (mais on lit chez de bons auteurs : s’écrier que).

Si s’enquérir me paraît devoir être évité en tant que verbe introducteur en incise, ce n’est pas parce qu’il n’est pas transitif direct, mais parce qu’il est un substitut inutilement chantourné de demander.

 

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commentaires

C
Merci pour ce petit point sur l'inversion sujet-verbe. Je ne suis pas adepte, moi non plus, de l'inversion au présent pour n'importe quel verbe "mens-je", "crois-je"... mais j'ai bien peur que la littérature d'aujourd'hui en soit envahie et que cela devienne bientôt la norme...
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