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28 août 2012 2 28 /08 /août /2012 01:57

À Roland, l’aîné des frères Bakroot, sont régulièrement offerts des livres dont la splendeur fascine le narrateur des Vies minuscules. Il y a d’abord eu un Michelet illustré de gravures en noir et blanc. Puis un recueil de nouvelles de Kipling : « C’était une édition magnifique, illustrée celle-ci aussi, non pas de grisailles épiques à la façon des émules de Gustave Doré qui enténébraient le Michelet, mais d’aquarelles délicates, fouillées comme des temples barbares […]. » (Pierre Michon, « Vies des frères Bakroot », dans Vies minuscules, Gallimard, 1984, collection NRF, p. 93, et Folio, p. 115.)

Bien que la page entière soit d’une grande perfection stylistique, bien qu’elle soit puissamment poétique, il y a quelque chose de bancal dans la construction du passage que j’ai cité. Le pronom relatif qui a-t-il vraiment un antécédent ? Ce pourrait être le nom émules, si seulement celui-ci désignait des dessins au lieu de désigner des dessinateurs. Ce ne sont pas les émules qui enténèbrent, ce sont les grisailles (illustrations tout en tons gris).

Écrire alors : « illustrée celle-ci aussi, non pas de ces grisailles épiques faites par des émules de Gustave Doré, qui enténébraient le Michelet » ; ou bien : « non pas de ces grisailles épiques faites à la façon de Gustave Doré, qui enténébraient le Michelet » (le relatif qui a alors clairement pour antécédent le mot grisailles ; de plus, émules cesse de faire pléonasme avec « à la façon »). Ou encore, pour conserver la forme réduite de l’article indéfini (fusionnant avec la préposition de) : « non pas de grisailles épiques à la façon de celles des émules de Gustave Doré qui enténébraient le Michelet » (ce tour permet de conserver la locution « à la façon », tout en donnant au qui un nouvel antécédent : le pronom celles). Plus lourd : « non pas de grisailles épiques semblables à celles des émules de Gustave Doré qui enténébraient le Michelet ».

 

Employer correctement les pronoms relatifs dits composés devient pour nous une tâche redoutable, tant nous sommes assaillis d’énoncés où ils apparaissent sous une forme incongrue.

Pour aider son ami Larry Bash à mener une enquête, le jeune Dennis Watts, rédacteur en chef de Links, le journal de leur lycée, rend visite à l’imprimeur de l’Atlanta Institution, qui est également chargé de la composition typographique du journal lycéen. Voici les paroles que Dennis Watts adresse, pour le saluer, au prote de l’Atlanta Institution :

« Monsieur Shaw, […] je voudrais d’abord vous remercier de la gentillesse et du talent avec lequel vous composez toujours notre journal Links. » (Lieutenant X [alias Vladimir Volkoff], Comment j’ai capturé un fantôme, dixième aventure de Larry J. Bash, éditions Hachette, collection Bibliothèque verte, 1984, p. 131.) De la gentillesse et du talent avec lesquels vous composez…

Normalement, le pronom relatif lequel est une forme qui ne vaut que pour le masculin singulier. Mais nos contemporains ont tendance à l’employer pour reprendre un nom féminin ou un nom au pluriel :

« Il y a des choses que vous dites, avec lequel on ne peut être d’accord… »

« C’est la raison pour lequel… »

« Il y a des principes sur lequel on ne peut pas transiger. »

De plus, on a maintenant l’air de croire qu’il existe un mot qui s’écrirait « auquelle » (il remplace à laquelle) :

« … il y a une sorte de pression idéologique auquel [auquelle ?] on a le sentiment que l’enseignement de l’histoire obéit, ou en tout cas auquel [auquelle ?] il ne résiste pas vraiment. » (Ces mots sont d’Alain Finkielkraut, s’exprimant sur le thème : « Quelle histoire enseigner à nos enfants ? », dans l’émission Répliques diffusée le 24 septembre 2011 sur les ondes de France Culture.)

Une psychanalyste interrogée par Alain Finkielkraut en 2009, également dans Répliques, a improvisé les propos suivants : « En fait, j’avais pensé au départ appeler ce livre Attachements, parce que c’était plutôt toutes les sortes d’attachement dont je voulais parler, et aussi de… de cette re… de cette pénombre dans lequel se trouve l’analyste très souvent, qui me semble être souvent la plus fertile, à savoir quand il ne sait pas, quand il est bousculé dans sa propre vie, ses propres affects, quand il est dans cette espèce de nuit à partir duquel il répond lui aussi à ce qui est dit sur le divan par son patient. »

On favorise ainsi, par négligence ou par mimétisme, l’effacement de la différence entre le masculin et le féminin, donc l’anglicisation du français.

 

Le tour « quelque chose auquel… » (« C’est quelque chose auquel on n’est pas habitué ») est lui aussi incorrect. Il faut écrire et il faut dire : quelque chose à quoi. La locution pronominale quelque chose n’appartient ni au genre féminin ni au genre masculin. Profitons du fait que la langue française possède un pronom relatif de genre neutre.

Houellebecq semble ignorer ce détail : « À quoi comparer Dieu ? […] À quelque chose de toute façon dans lequel l’esprit puisse devenir possible, parce que le corps est saturé de contentement et de plaisir, et que toute inquiétude est abolie. » (Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, 2001 ; réédité dans la collection J’ai lu, p. 157-158.) À quelque chose de toute façon dans quoi

 

Comme cet outil grammatical possède des formes fléchies, les risques d’erreur sont multipliés. On devrait faire particulièrement attention lorsqu’on rédige un texte destiné à être lu par des milliers de téléspectateurs, surtout s’il fait partie d’un film réalisé par un écrivain :

« Nous tenons à remercier : / Frank CHAMPOU, / pour son hospitalité et sa grande disponibilité, / sans lesquels ce film n’aurait pas été possible » (extrait du générique final du court-métrage La rivière, de Michel Houellebecq ; coproduction : Canal+, Son et Lumière ; diffusé sur Canal+ en 2001, dans la série « L’érotisme vu par… »). Le pronom lesquels ne peut avoir pour antécédents que les noms hospitalité et disponibilité.

L’extrait suivant n’a pas été relu avec assez d’attention avant d’être envoyé à l’imprimeur. On y reconnaîtra l’une des évocations de la Loire qui interrompent de temps en temps l’action de L’ange et le réservoir de liquide à freins : « La Loire est franche, mais farouche ; sous ses allures excessivement polies, son orgueil est infini. Elle aime qu’on l’aime – mais seulement d’amour. Il faut lui faire la cour. Se donner le mal de la contempler, de mesurer avec des baguettes ses pas sur le sable, d’ausculter le moindre remous de ses eaux par lesquels elle signale les tourbillons fatals, où, mante religieuse, elle ne manquera pas d’engloutir ses vaniteux petits sauteurs du dimanche qu’elle charriera jusqu’à la mer avec les rats et les chats crevés. » (Alix de Saint-André, L’ange et le réservoir de liquide à freins, éditions Gallimard, Série noire, 1994 ; collection Folio policier, p. 112.)

D’une part, ajouter une virgule entre « dimanche » et « qu’elle » ne serait pas du luxe. D’autre part, je pense que l’auteur a plutôt voulu dire ceci : « d’ausculter les moindres remous de ses eaux, par lesquels… ».

 

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commentaires

G
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F
<br /> <br /> Opérations effectuées. Merci pour votre aide, Gildas.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />
G
(Attention, mon commentaire va faire pâle figure auprès des précédents...)<br /> Dans la phrase d'origine de Michon, il faudrait peut-être essayer de lire tout le groupe « à la façon des émules de Gustave Doré » comme une sorte d'épithète... Si l'auteur n'avait pas<br /> voulu une certaine ambiguïté, il aurait pu mettre ce groupe entre virgules, parenthèses ou tirets. À première lecture, c'est en effet "émule" qui a la place grammaticale de l'antécédent, ce qui est<br /> fâcheux.<br /> Est-ce que dans les phrases que vous proposez en "correction" une virgule avant "qui" ne rendrait pas encore plus claire la construction, partant encore plus facile la compréhension ?<br /> ~<br /> Vous trouverez sûrement dans la configuration de votre blog de quoi permettre aux commentateurs de jouer sur les caractères... Si j'ai le temps de mener des recherches, je vous propose une recette<br /> !
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F
<br /> <br /> Lire tout le groupe « à la façon des émules de Gustave Doré » comme une sorte d'épithète ? Je crois avoir tenté de le faire, mais le de qui<br /> est devant grisailles fait obstacle à cette interprétation.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Pour ce qui est de l’ajout d’une virgule avant certains qui, j’ai pris votre remarque en considération.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />
B
Mais je le défendais cet imparfait, justement. En soulignant qu'il tire une grande force de ce qu'il peut s'entendre aussi de ces êtres vivants – ou que leur évocation ramène à la vie. (Pour autant<br /> que vaille quelque chose, autour d'"émules", une hypothèse un peu spéculative j'en conviens !)
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F
<br /> <br /> Cet imparfait ne me paraît pas aussi défendable qu’à vous, et il me paraît d’autant moins défendable qu’émules désigne des êtres humains. Pour parvenir à<br /> considérer émules comme une métonymie, on s’oblige à bien des contorsions mentales. Ces difficultés ne se situent pourtant pas dans la partie de la phrase qui porte le sens le plus<br /> important.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Cela dit, je suis d’accord avec ce que vous disiez précédemment : il existe de vrais p… de livres, qui sont comme en train de s’écrire et de s’illustrer au<br /> moment qu’on les lit. Vies minuscules en fait partie, sauf en quelques rares passages, où le style se révèle inférieur à lui-même. Dans ces passages-là, sous nos yeux, le texte se<br /> découd, perd des fils, s’effiloche sur les côtés…<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />
B
Nous souffrons beaucoup avec vous du sort fait à « lequel » et à sa suite !<br /> <br /> Mais permettez qu’on émette une réserve sur celle dont vous entourez le relatif de Michon.<br /> <br /> Entre émules et grisailles, ce « qui » est-il si bancal ?<br /> <br /> En effet, avec « de ces grisailles », il ne renverrait pas à « émules ». Et « grisailles » serait encore l’antécédent de « qui » avec le simple emploi de<br /> « des grisailles ».<br /> <br /> Or « des » comme « de ces » désigneraient trop exclusivement les grisailles du Michelet, qui lui sont propres, et qu’on ne saurait donc s’attendre à retrouver dans le Kipling.<br /> De là peut-être que Michon aura préféré « de ». Et comment le blâmer de s’être ensuite épargné, excusez, un tour aussi lourd que « à la façon de celles des » ? La licence est<br /> vénielle.<br /> <br /> A moins que de licence il n’y ait pas.<br /> <br /> Car autrement lu, si « de grisailles » exclut que « grisailles » soit l’antécédent de « qui », dame ! il ne reste qu’ « émules ». Or l’affaire est<br /> plaidable.<br /> <br /> Dire des émules qu’ils remplissent un livre, qu’ils « enténébraient le Michelet », s’entend alors comme d’une commune synecdoque, où l’auteur est le tout, et l’œuvre la partie (« <br /> L’Academia recèle de beaux émules de Tiepolo »…).<br /> <br /> Mais au-delà de la synecdoque, l’image de Michon est forte de ce qu’elle s’entend d’une autre manière encore. Où il n’y a plus synecdoque, mais où « émules » désigne les graveurs plus que<br /> leurs gravures, avec un pluriel qui en souligne l’anonymat.<br /> Ah ! mais le temps du verbe « enténébrer » est-il alors le bon ? N’aurait-il pas fallu plutôt un plus-que-parfait ou un passé simple ?<br /> Avec l’imparfait, l’action des « émules » est coextensive à celle du lecteur. Leur envahissante activité. Ouvre-t-on ce livre, ils l’enténébrent.<br /> Car un livre, un vrai p… de livre (un Kipling, un Michelet, un Flaubert, dit Michon), un livre qu’on lit, est comme en train de s’écrire, et de s’illustrer, au moment qu’on le lit. L’expérience de<br /> la lecture du Michelet est celle où vous attire à lui un livre qui s’enténèbre.<br /> <br /> Attention, donc, à la lecture. On ne lit pas impunément. On reste marqué, comme à son insu Roland Bakroot. Le thème, récurrent chez Michon, est le premier objet de cette « Vie<br /> minuscule ».
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F
<br /> <br /> Si nous admettons que le qui renvoie à émules, nous devrons aussi admettre<br /> que Michon fait une comparaison entre des œuvres (« grisailles épiques ») et des auteurs d’œuvres (les fameux « émules de Gustave Doré »), et que cette comparaison repose<br /> entièrement sur la locution « à la façon », locution peu explicite, presque équivoque en ce cas précis. Il y a là une première torsion du sens, et elle est suivie d’une torsion dans<br /> l’autre sens lorsque lesdits « émules » sont censés avoir « enténébré » le Michelet.<br /> <br /> <br /> De plus, comme vous l’avez indiqué, l’imparfait convient mal à l’évocation d’actions faites par des êtres vivants.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Merci pour votre riche commentaire. Il n’a pas fini de nous donner à réfléchir, à nos lecteurs comme à moi-même. Et du fil à retordre.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />
L
Il fallait lire ou plutôt il fallait écrire « et d’autres QUE j’ai classés » et non « et d’autres qui j’ai classés ».
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L
Bon, je constate que les commentateurs n'ont pas le droit à l'italique ni au gras, c'est dommageable à la clarté de certains commentaires.
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F
<br /> <br /> J’en suis désolé. Je ne crois pas pouvoir remédier à ce défaut de conception.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />
L
Essais de gras et d'italique.
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L
« (“C’est quelque chose auquel on n’est pas habitué…”) n’est pas très correct. »<br /> <br /> En effet, la locution « à quoi » est la plus apte à renvoyer à « quelque chose ».<br /> Sans rien analyser vraiment, je jette en pâture au lecteur ces phrases :<br /> -- « Quelque chose est arrivé » (au sens de « il s’est passé quelque chose »), « Quelque chose est tombé » ;<br /> -- « Avez-vous vu quelque chose plus belle que ce croquis du maître ? » ou « Avez-vous vu quelque chose de plus beau que ce croquis du maître ? » ;<br /> -- « Quelques choses sont tombées dont j’ignore la nature ».<br /> Dans certains de ces exemples, la locution « quelque chose » est figée, elle est vue comme un seul mot, comme un seul être et elle est neutralisée au masculin singulier ; dans d’autres, elle est<br /> vue comme deux mots et non comme un, et l’accord peut se faire au féminin et les mots peuvent même être utilisés au pluriel.<br /> La métalinguistique est un exercice intellectuel souvent vertigineux et de haute acrobatie ; je le tiens personnellement pour le summum des casse-têtes. Il est certains problèmes que je n’ai pu<br /> résoudre et d’autres qui j’ai classés comme définitivement insolubles parce que je n’ai pu trouver ce diamant qui rayerait le diamant.
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