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19 juillet 2010 1 19 /07 /juillet /2010 22:05

Le verbe espérer est longtemps resté l’un des mots français les plus beaux, surtout lorsqu’on faisait dépendre de lui une subordonnée complétive, introduite par que, ayant son verbe au futur de l’indicatif ou au conditionnel présent (conditionnel employé en tant que futur du passé). Sa spécificité, sa beauté conceptuelle, venait de ce qu’il rapprochait du réel un acte ou un événement qui, sans être réalisé, n’était pas non plus enfermé dans une simple volonté subjective. Telle est la différence qui existe entre « qu’il viendra » et « qu’il vienne ».

Or, depuis que sévit ce phénomène d’inflation du subjonctif, espérer se réduit à n’être qu’un synonyme, qu’une variante de vouloir ou de souhaiter. Certes, nous sommes encore nombreux à dire spontanément : J’espère qu’il viendra, plutôt que : J’espère qu’il vienne ; et certains d’entre nous disent peut-être encore : J’espère que tu seras là, et non pas : J’espère que tu sois là. Pourtant, le futur est de moins en moins choisi par nos journalistes, par nos écrivains et par nos traducteurs quand ils font suivre le verbe espérer d’une subordonnée complétive.

Nous lisons ou entendons couramment : « Espérons que ce changement d’éditeur soit pour lui l’occasion d’un retour aux sources », « On espère tous que le soleil soit au rendez-vous », et de plus en plus rarement : « Espérons que ce changement sera l’occasion… », « que le soleil sera au rendez-vous ». Mais peut-être est-ce seulement le verbe être qui favorise la substitution.

Ce travers langagier ne se présente pas seulement sous la plume de prosateurs peu soucieux de perfection syntaxique, comme Maurice G. Dantec : « J’espérais de toutes mes forces que ma manipulation psychologique fasse effet dès ce soir. » (Les racines du mal, chapitre 36, Gallimard, Série noire, 1995, p. 587.) Il se manifeste aussi chez des écrivains réputés maîtres de leur langue, comme Richard Millet : « J’avais appris, en mars dernier [sic], la mort du poète québécois Alain Grandbois dont l’œuvre autant que le nom m’avaient [sic] autrefois intéressé et fait espérer que le paysage et la poésie puissent s’évoquer réciproquement, tout en magnifiant le propre du nom » (La confession négative, Gallimard, 2009, p. 85). À tout prendre, l’imparfait « pussent » passerait mieux. Une autre solution serait de remplacer « fait espérer » par « fait désirer », puisque ce verbe demande le subjonctif dans toute complétive qui dépend de lui.

Michel Djerzinski, l’un des deux héros des Particules élémentaires, visite sa grand-mère mourante à l’hôpital : « Il ne serrait pas très fort, il prenait simplement sa main dans la sienne, comme il le faisait auparavant ; il espérait beaucoup qu’elle reconnaisse son contact. » (Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, éditions Flammarion, 1998 ; réédité dans la collection J’ai lu, p. 90.) Croire qu’une partie du cerveau de sa grand-mère peut ressentir le contact de sa main à lui, le petit-fils qu’elle a élevé, n’est pas absurde. Puisqu’il reste à Michel Djerzinski de l’espoir, c’est « reconnaîtrait » qui aurait dû s’imposer.

Mais le choix du subjonctif est encore plus fréquent après le participe espérant que et après le nom espérance ou espoir, surtout lorsque ce dernier appartient à la locution conjonctive dans l’espoir que.

Exemples : « […] comme le ferait plus tard le terrible et émouvant Elephant Man de David Lynch, film dont j’avais accroché l’affiche au mur de ma chambre, par solidarité autant que par l’espoir que, devant ce monstrueux visage, mes visiteuses finissent par me trouver du charme » (Richard Millet, Le goût des femmes laides, Gallimard, 2005 ; réédition dans la collection Folio, p. 149). Le sens de la phrase m’incite à analyser ce verbe « finissent » comme étant une forme du subjonctif imparfait plutôt que du subjonctif présent. Par quoi peut-on remplacer ce « finissent » ? Par la forme « finiraient » ou par « auraient fini » ? La réponse ne va pas de soi.

« Il avait posé cette question dans l’espoir qu’elle réponde oui. » (René Belletto, Créature, éditions P.O.L, 2000, chapitre XXVI, qui est simultanément le troisième chapitre de la deuxième partie ; p. 219. Phrase reprise à l’identique dans l’« édition revue par l’auteur », en poche dans la collection Folio, 2009, p. 305.) Au lieu de : « dans l’espoir qu’elle répondrait oui », au futur du passé.

« [C]’était […] dans ce but qu’ils avaient placé leurs femmes flics à la place des gardiennes habituelles. Pour faciliter l’évasion de la dingue au tailleur rose. Faire circuler des voitures banalisées devant la maison d’arrêt, dans l’espoir que la fille braque un des chauffeurs. » (Daniel Pennac, Monsieur Malaussène, Gallimard, 1995 ; collection Folio, p. 631.) Nous ne devrions pas trouver « braque », mais « braquera » ou « braquerait ». Les deux sont possibles, puisque les phrases à l’infinitif que contient ce paragraphe relèvent du discours indirect libre.

On a longtemps fait suivre « espérant que » de l’indicatif, comme le prouve ce passage de La complainte de la Butte, chanson écrite par Jean Renoir et Georges Van Parys, qui fut interprétée par Cora Vaucaire dans le film French Cancan (1954) : « Cette chanson il composa, / Espérant que son inconnue / Un matin d’printemps l’entendra / Quelque part au coin d’une rue. »

Une autre construction d’usage courant, avoir bon espoir que…, ou sa variante moins répandue avoir espoir que…, occasionnent aujourd’hui la même hésitation quant au mode du verbe subordonné. Jusque dans les années 1990, ces locutions verbales sont presque toujours suivies d’un verbe à l’indicatif ou au conditionnel. Hélas, au cours des années 2010, le subjonctif semble être devenu le mode dominant dans la subordonnée.

Il n’est pas inutile de rappeler, en passant, qu’il existe des cas où le verbe espérer est suivi d’un temps qui n’exprime pas la moindre idée de postériorité : « J’espère que tu vas bien », « J’espère que tout s’est bien passé », etc. « J’espère que vous êtes bien rétablie ; toutefois votre lettre ne me rassure pas assez. » (Jean-Jacques Rousseau, lettre du 5 février 1764 à Marianne de Latour de Franqueville.) Dans ce type de phrases, « j’espère » est un simple équivalent de « j’aime à croire ». Un grammairien d’autrefois, Jean-François Féraud (1725-1807), dénonçait cette construction comme un anglicisme, reprochant à Mme de Sévigné et à Malebranche de l’avoir adopté.

« La mère Fluck [regarde le flic agir], plus ou moins intéressée. Comme il paraît affairé, elle espère que cette visite est en effet fortuite, motivée par une panne et qu’elle ne cache aucune intention perfide. » (San-Antonio, Y a-t-il un Français dans la salle ?, éditions Fleuve Noir, 1979, p. 323.) On peut remplacer « elle espère » par « elle veut croire ». Cet emploi d’espérer n’ayant rien (ou plus rien) de répréhensible, je ne m’y attarde pas et reviens à mon sujet.

 

Grevisse et Goosse le constatent : « On trouve le subjonctif après espérer que ou se flatter que pris affirmativement ; ces verbes se chargent alors d’une affectivité qui les fait tomber dans la même orbite syntaxique que attendre ou souhaiter » (Le bon usage, douzième édition, § 1071). Puis ils citent à l’appui de cette thèse une longue série d’exemples, que je reprends partiellement ci-dessous. Je me permettrai seulement de diviser cette série d’exemples empruntés au Bon usage en deux listes distinctes. Voici pour commencer les phrases dans lesquelles le choix du subjonctif paraît légitime :

« Le docteur répondit […] qu’il fallait espérer seulement que sa femme guérît » (Camus, La Peste, p. 96). Le verbe de la deuxième subordonnée est au subjonctif, et non pas au conditionnel. La nuance de but introduite par « il fallait » s’est communiquée au verbe conjugué le plus éloigné. Certes, une autre explication est possible : comme l’affirme le Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne de Joseph Hanse et Daniel Blampain, le subjonctif peut se justifier, sans d’ailleurs s’imposer, si l’espoir est explicitement réduit.

« On ne voit point deux fois le rivage des morts, / Seigneur. Puisque Thésée a vu les sombres bords, / En vain vous espérez qu’un Dieu vous le renvoie » (Racine, Phèdre, acte II, scène V, vers 623-625). L’indicatif futur conviendrait mal à un événement considéré par Phèdre, qui se croit veuve du roi Thésée, comme absolument irréalisable. Et pourtant, s’il n’y avait pas la métrique ni la rime, « vous le renverra » irait très bien. Phèdre s’adresse ici à Hippolyte. C’est Phèdre qui déclare vain cet espoir, mais le jeune homme, confiant dans les prières qu’il adresse aux dieux, ne juge pas impossible le retour de son père Thésée : sans le dire il peut espérer, lui, qu’un dieu le lui renverra.

« Avait-elle pourtant, en se faisant appeler Mlle de Forcheville, l’espoir qu’on ignorât qu’elle était la fille de Swann ? » (Proust, Albertine disparue, texte établi par Clarac et Ferré, Gallimard, collection NRF, volume I, p. 53.) Pourtant, dans l’édition que je possède, on lit : « l’espoir qu’on ignorerait qu’elle était la fille de Swann » (À la recherche du temps perdu, Albertine disparue, chapitre II ; texte établi par Anne Chevalier, éditions Gallimard, collection Quarto, p. 2045). Vérification faite, « ignorerait » est bien le terme retenu pour l’édition du roman dans la Bibliothèque de la Pléiade, ainsi que pour celle parue en 2003 dans la collection GF des éditions Flammarion, au texte établi par Jean Milly.

Notez au passage, dans ces deux éditions du texte de Proust, le maintien de l’indicatif au sein de la deuxième proposition subordonnée. Ce n’est pas toujours le cas :

« J’avais pu espérer que ce fût d’elle que Luc fût amoureux » (Edmond Jaloux, La chute d’Icare, p. 109.) Le premier « fût » s’explique par la présence du verbe « avais pu » dans la principale. Mais le second n’avait aucune raison d’être préféré au verbe  « serait », ou peut-être au verbe « était ». Un seul de ces verbes correspondra au contexte, mais on ne pourra savoir lequel qu’en se procurant ce roman de 1936 et en lisant le reste de la page.

« Il dénie tout réalisme à ceux qui espèrent que son redressement puisse être obtenu par l’enthousiasme d’un quatre Août » (Giraudoux, Sans pouvoirs, p. 10). Soit on recourt à l’explication proposée par Hanse et Blampain, soit on considère que le syntagme « dénie tout réalisme », associé à l’emboîtement de deux subordonnées, suffit à légitimer le subjonctif dans la dernière d’entre elles. Et on notera le fait que, lorsque espérer ou espoir commandent une subordonnée contenant le verbe pouvoir, celui-ci est fréquemment mis au subjonctif.

« Toute force, à l’état latent, provoque à la fois le désir et la crainte, suscite chez le fidèle la peur qu’elle vienne à sa défaite, l’espoir qu’elle vienne à son secours. » (Roger Caillois, L’homme et le sacré, Gallimard, 1950 ; collection Folio-essais, p. 45.) La phrase évoque les forces ou énergies (surnaturelles) que le monde du sacré rassemble en son sein et dont chacune peut être libérée, sous une forme soit bénéfique soit maléfique, dans le monde profane. Quant à la curieuse locution venir à la défaite de (quelqu’un), elle est probablement imitée d’un hapax de Corneille : « Cet effort généreux de votre amour parfaite / Vient-il à mon secours, vient-il à ma défaite ? » (Polyeucte, acte IV, scène III.) J’en arrive au passage qui nous concerne, et je pose la question : pourquoi Caillois n’a-t-il pas écrit : « l’espoir qu’elle viendra » ?

Je doute qu’il ait laissé le subjonctif s’imposer simplement à cause du parallélisme sur lequel la phrase se conclut. Sans doute a-t-il considéré que, dans cette opposition, l’espoir ne devait pas peser d’un poids plus grand que la crainte ; qu’il ne devait pas apparaître moins hypothétique que la crainte.

 

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