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6 novembre 2017 1 06 /11 /novembre /2017 10:14

Pour comprendre l’accord du verbe après dizaine, quinzaine, vingtaine, quarantaine, etc., on relira un précédent billet : Quel accord choisir après une locution au singulier qui est suivie d’un nom au pluriel ?.

Voici une autre faute à commettre quand on est journaliste de radio ou de télévision : « Un million de personnes a décidé de prendre un engagement en faveur du développement durable » ; « Un million de personnes s’est retrouvé sans abri au Mozambique » ; « Environ un million de personnes s’est réuni jeudi soir à Times Square » ; « En 2015, plus d’un million de personnes s’est pressé dans la cathédrale de Turin pour se recueillir devant un drap de lin », etc.

Si vous voulez absolument que l’accord se fasse au singulier, construisez ainsi : « Une foule d’un million de personnes (de près d’un million, de plus d’un million de personnes) s’est rassemblée », « s’est réunie », « s’est pressée », etc.

 

Oh, je sais qu’une page entière du Bon usage de Grevisse (au sein du § 422, section c, de l’édition que je possède, celle de 1988, refondue par André Goosse) est consacrée aux extraits littéraires qui contredisent la règle ou l’usage dominant. Je reprendrai ici une partie des citations réunies par les auteurs du Bon usage : « Un bon quart de nos contemporains […] vit dans la terreur des bacilles » (Léon Daudet) ; « Un bon tiers de nos abonnés insiste pour que j’écrive plus souvent dans les cahiers » (Péguy) ; « La moitié des pélicans roupillait sur les banquettes du bar » (Malraux) ; « Le reste des humains m’apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j’avais quittée il y avait quelques moments à peine » (Proust, Du côté de chez Swann, troisième page du roman) ; « La majorité des Allemandes s’est prononcée pour le parti de l’ordre » (Simone de Beauvoir) ; « Le reste de mes réflexions n’est pas mûr » (Gide).

Sans doute chacun de ces écrivains a-t-il voulu insister sur le rapport qu’on perçoit entre deux grandeurs qui sont mises face à face, mettre l’accent sur la proportion plutôt que sur les nombres. Néanmoins, si certains des accords qu’on vient d’observer sont explicables dans leur contexte, d’autres semblent devoir être mis sur le compte de l’étourderie.

Hippolyte Taine, certes, lorsqu’il raconte sa visite du palais du Vatican, n’est pas un étourdi : « Vous revenez et vous faites une première tournée dans les quatre célèbres chambres de Raphaël : ce sont les appartemens [graphie ancienne] de Jules II. Le pape y remplissait les offices de sa place. Dans l’une, il signait les brefs […]. Les jours [= ouvertures] sont médiocres, une moitié des fresques reste dans l’ombre. » (« L’Italie et la vie italienne : souvenirs de voyage », deuxième partie ; dans la Revue des Deux Mondes, janvier 1865.) L’accord du verbe avec « une moitié » est logique.

Voici qui figure dans Musset : « Il y a deux cents femmes dans notre couvent ; un petit nombre de ces femmes ne connaîtra jamais la vie ; et tout le reste attend la mort. » (On ne badine pas avec l’amour, acte II, scène V.) Le singulier n’est pas choquant, il sert à marquer l’opposition qu’il y a entre « petit nombre » et « tout le reste ». En d’autres endroits, Musset est parfaitement capable de mettre le verbe au pluriel : « Il y a deux cents femmes dans ton monastère, et la plupart ont au fond du cœur des blessures profondes ; elles te les ont fait toucher […]. » (Même scène.)

Dans cette phrase tirée de la préface de Ruy Blas, Victor Hugo attire notre attention sur la notion de partie, et il n’y a rien à redire à l’accord effectué : « Une partie des gentilshommes, la moins honnête et la moins généreuse, reste à la cour. » L’idée de pluralité est gommée au profit de l’idée de masse indistincte. Cela dit, le sens serait le même si les accords avaient été faits au pluriel : « Une partie des gentilshommes, les moins honnêtes et les moins généreux, restent à la cour. »

L’accord est pleinement justifié dans cette phrase de Renan : « La grande majorité des hommes, à l’égard de ces problèmes, se divise en deux catégories, à égale distance desquelles il nous semble qu’est la vérité. » (Préface aux Dialogues philosophiques.)

Et ceci n’est pas moins logique et correct : « La majorité de ses revenus provient de ses activités commerciales » ; la majorité étant ici synonyme de : la plus grande part. La notion de majorité a pris le pas sur les unités qui la composent. Le contenu sémantique du verbe joue aussi un rôle dans la nécessité d’accorder le verbe avec le premier nom plutôt qu’avec le complément de ce nom, car provenir énonce une constatation (alors que « se prononcent », voir ci-dessus, est un verbe d’action, qui présuppose l’existence d’une volonté).

J’ai trouvé une phrase dans laquelle « une partie » a pour complément un nom au pluriel désignant une réalité indénombrable :

« Donc, premier travail : faire sauter cette aiguille rocheuse, ici… Une partie des eaux sera détournée vers cette fissure naturelle… » (Le dynamiteur, par le dessinateur Tibet et le scénariste Greg, un épisode des aventures de Chick Bill paru dans le journal Tintin en 1961 et publié en album en 1982 ; cinquième case de la planche 6.) La commune de Gunsmoke a engagé un dynamiteur pour qu’il fasse dévier le cours d’un dangereux torrent de montagne, et Chick Bill explique à ce spécialiste des explosifs quelles seront les parties de la montagne à faire sauter.

Il serait correct d’écrire : « Une partie des eaux seront détournées » ; mais l’accord du verbe avec le nom partie n’est pas illogique, et cela, moins parce que seule une partie du tout que constituent les eaux sera détournée, que parce que la mise au pluriel du mot eaux, loin de correspondre à une pluralité ou à un agrégat de substances, sert à désigner une réalité indénombrable. Nous avons affaire à un pluriel poétique (ou pluriel emphatique). Certes, en l’absence de la locution « une partie de », nous serions obligés de mettre le verbe au pluriel (« Les eaux sont boueuses ») ; c’est néanmoins parce que la réalité désignée par ce pluriel est une substance indénombrable que nous avons la possibilité d’accorder le verbe avec partie, dès lors que la locution est présente.

 

Voici un passage de Mérimée qui s’avère très intéressant. La scène se passe à bord d’un vaisseau négrier :

« Douze nègres seulement, et des plus faibles, étaient morts de chaleur : c’était bagatelle. Afin que sa cargaison humaine souffrît le moins possible des fatigues de la traversée, il [= le capitaine] avait l’attention de faire monter tous les jours ses esclaves sur le pont. Tour à tour un tiers de ces malheureux avait une heure pour faire sa provision d’air de toute la journée. Une partie de l’équipage les surveillait armée jusqu’aux dents, de peur de révolte ; d’ailleurs, on avait soin de ne jamais ôter entièrement leurs fers. » (Mérimée, Tamango, nouvelle, 1829.)

Mérimée a-t-il voulu, dans cette page, mettre l’accent sur le fait que nous avons affaire à des masses indistinctes ? D’un côté le groupe des membres d’équipage, de l’autre celui des esclaves noirs ? Mais les accords n’obéissent qu’imparfaitement à cette logique. J’observe que le syntagme « un tiers de ces malheureux », suivi d’un verbe au singulier et de l’adjectif possessif « sa », est repris par le pronom « les » dès la phrase suivante.

Un tel texte nous apprend que la correction syntaxique n’est parfaite en aucune époque et que les plus grands écrivains ont des lacunes… Quelques pages plus loin, Mérimée écrit tout à fait correctement : « Pendant la nuit, un grand nombre de blessés étaient morts. Le vaisseau flottait entouré de cadavres. » Il écrit aussi (décrivant des esclaves révoltés qui tentent de fuir le vaisseau négrier à bord d’une chaloupe) : « Presque tous ceux qui montaient la chaloupe furent noyés. Une douzaine seulement put regagner le vaisseau. De ce nombre étaient Tamango et Ayché [= une des femmes de Tamango]. » Il est fort possible que Mérimée emploie ici le mot douzaine pour signifier : douze exactement, et non pas : environ douze. Mais ce choix syntaxique est peu approprié lorsqu’on évoque des hommes ; il serait naturel dans la bouche d’un commerçant qui vend par douze les œufs ou les huîtres (« Une douzaine d’huitres coûte un franc cinquante »).

Ces réserves faites quant à la syntaxe, la nouvelle est admirable. Par sa rapidité sobre, par son refus de toute amplification oratoire, la prose de Mérimée est encore un régal.

 

Dans le passage de Georges Bataille qu’on va lire, rien ne justifie l’accord du verbe se satisfaire. La preuve en est que la reprise pronominale de la périphrase est faite au pluriel dans la phrase qui suit :

« S’il s’agit de la vie érotique, la plupart d’entre nous se satisfait des conceptions les plus vulgaires. Son apparence ordurière est un piège où il est rare qu’ils ne tombent pas. » (Georges Bataille, L’histoire de l’érotisme, suite de La part maudite ; livre resté inédit du vivant de son auteur, inclus dans le tome VIII des Œuvres complètes, Gallimard, 1976 ; le texte a été consulté dans la réédition de la collection Tel, 2015, p. 9-10.)

L’auteur tenait à se dissocier du nous qu’il emploie. Sinon, pourquoi en venir aussi vite au ils ? Certes, il eût été délicat de proposer : « la plupart d’entre nous nous satisfaisons… » ; et de fait, ayant bien perçu la difficulté, les écrivains ont longtemps évité d’utiliser le syntagme « la plupart d’entre nous » en position de sujet. Les exemples réunis par Grevisse indiquent que l’usage le plus répandu et le plus classique consiste à dire : « la plupart d’entre nous se satisfont » (voir Grevisse et Goosse, Le bon usage, Duculot ; consulté dans l’édition de 1988, § 899 c).

Bataille aurait dû modifier plus radicalement sa construction en mettant : « la plupart des hommes se satisfont » (ou, comme au début du paragraphe : « la plupart des êtres humains ») ; voire : « la plupart des hommes et des femmes se satisfont », ce qui aurait eu le mérite de la précision.

 

[Ajout de 2018.]

Dans la structure « nom (au singulier) + complément (au pluriel) de ce nom », le donneur d’accord est parfois, sans contestation possible, le premier nom. Mais peut-on toujours reprendre ce groupe, dans les phrases suivantes, par un pronom personnel (ce pronom fût-il au singulier) ?

« Le commun des mortels place en général [sic] son espérance dans ses enfants. C’est pour eux qu’il se vante de vouloir construire un monde meilleur. Ou bâtir la fortune dont le môme héritera. » (Patrick Besson, Tout le pouvoir aux soviets, roman, éditions Stock, 2018, p. 196.)

Pour commencer, il me semble que la locution adverbiale en général fait redondance avec « commun des mortels ». D’autre part, ce syntagme (« le commun des mortels ») présente une difficulté sémantique bien réelle : s’agit-il d’un singulier ou d’un pluriel ?

Certes, on trouve dans la littérature plusieurs phrases où le commun des mortels est sujet d’un verbe au singulier, mais la reprise de commun des mortels par le pronom il (au singulier) est loin d’aller de soi. Pour renvoyer à la même notion dans la suite du texte, il vaut mieux se débrouiller pour trouver un autre terme. Par exemple le pronom on : « Le commun des mortels place son espérance dans ses enfants. C’est pour eux qu’on se vante de vouloir construire un monde meilleur. » Ou bien redire mortels : « Le commun des mortels place son espérance dans ses enfants. C’est pour eux que les mortels se vantent de vouloir construire un monde meilleur. »

Comme pour le syntagme « la plupart d’entre nous », les écrivains ont perçu la difficulté et ils se sont plutôt efforcés de ne pas utiliser « commun des mortels » en position de sujet.

 

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