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11 avril 2016 1 11 /04 /avril /2016 14:44

Un certain Gilles Ottolini a demandé à l’écrivain Daragane de le renseigner sur un homme qu’il a connu autrefois, Guy Torstel : « [Jean Daragane] n’était pas sûr de le revoir [= de revoir Ottolini]. À la rigueur, il lui écrirait un mot très court pour lui donner les maigres renseignements sur Guy Torstel. Un homme qui s’occupait d’une librairie, galerie de Beaujolais, en bordure des jardins du Palais-Royal. » (Patrick Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Gallimard, 2014, Folio, p. 51.) Pour lui donner les maigres renseignements dont il disposait (ou qu’il avait réunis) sur Guy Torstel.

On sait que l’article défini ne sert pas seulement à indiquer que tel nom a déjà été employé plus haut. Cet article peut annoncer un élément à venir : normalement un pronom relatif, suivi d’un verbe. Or aujourd’hui, cherchant continuellement à faire l’économie d’un participe ou d’un verbe, les auteurs mettent l’article défini en corrélation avec une préposition, plaçant cette préposition directement à droite du nom.

« [Daragane] se rappelait bien le tableau entre les deux fenêtres. Une jeune fille accoudée à une table, le menton dans la paume de sa main. » (Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Folio, p. 107.) Le tableau qui était suspendu entre les deux fenêtres.

« Je pense aussi à Fabrice d’Almeida et à Marie-Laure Defretin, qui ont su trouver les mots pour me donner l’énergie de respecter la promesse faite à Anthony [Rowley]. » (Laurent Neumann, Les dessous de la campagne, « Remerciements », Fayard, 2012, p. 427.)

Écrire : « qui ont su trouver les mots qu’il fallait pour… » ; quant au reste, c’est parfait : virgule avant la relative explicative, répétition de la préposition à. Allons, encore un petit effort, Laurent.

Sur la quatrième de couverture d’un récit autobiographique d’Alexandra Fuller, Larmes de pierre (éditions des Deux Terres, 2012), l’éditeur ravi a fait figurer le compliment que voici : « L’auteur trouve les mots pour rendre [sic] la beauté sauvage d’un pays auquel son âme et son esprit semblent chevillés. » Et l’éloge est signé : Le Magazine Littéraire (sic : majuscule intempestive).

Si l’auteur du livre a su trouver « les » mots, il n’en est pas de même du critique inconnu qui a publié ces lignes dans le Magazine littéraire

Modiano (encore lui) se permet la même locution tronquée : « On apprend, souvent trop tard pour lui en parler, un épisode de sa vie qu’un proche vous a caché. Est-ce qu’il vous l’a vraiment caché ? Il l’a oublié, ou plutôt, avec le temps, il n’y pense plus. Ou, tout simplement, il ne trouve pas les mots. » (Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Folio, p. 103.)

Voici un autre exemple où l’article défini est associé à la préposition pour : « Sur les 45.000 églises environ que compte la France, 909 seulement sont classées en 1905. La loi du 30 mars 1887 avait fixé les contraintes juridiques pour la protection des monuments, mais la procédure de classement suivait les principes expressément énoncés par Viollet-le-Duc : seuls étaient dignes d’être classés les édifices constituant des “types” architecturaux, c’est-à-dire les spécimens les plus anciens et les plus stylistiquement “purs” dans une série historique. » (Introduction de Michel Leymarie et Michela Passini à La grande pitié des églises de France, de Maurice Barrès ; Presses universitaires du Septentrion, 2012, p. 35.)

Écrire : « avait fixé des contraintes juridiques permettant la protection… », ou bien : « avait fixé les contraintes juridiques qui devaient s’appliquer à la protection des monuments ».

 

Le court-circuit est parfois causé par un emploi abusif de la préposition de, lorsqu’on la force à exprimer un rapport sémantique qui n’entre pas dans les valeurs du complément de nom :

« À quatre ans, alors qu’il séjourne à Narni, une petite ville d’Ombrie où son père a trouvé un emploi de tailleur, il [= le peintre Antonio Mancini] surprend ses proches et ses voisins en réalisant une aquarelle d’un cirque itinérant. » (Guy Walter, Outre mesure, « histoires », éditions Verdier, 2014, p. 71.) Aquarelle qui représentait un cirque itinérant.

Un beau croquis de Cosey est légendé en ces termes : « Bouddha thaï. Esquisse d’une statue au Musée [sic] Guimet à Paris. » (Cinquième volume de l’intégrale Jonathan, qui reprend les albums n° 13 et 14. Éditions du Lombard, 2010, p. 64 de l’introduction.) La statue n’est pas esquissée, c’est le dessin qui l’est. L’esquisse représente une statue exposée au musée Guimet. Il s’agit peut-être d’une esquisse faite au musée Guimet.

Berthet, le tueur imaginé par Jérôme Leroy, est aussi un grand lecteur de poésie. Un jour, il est entré dans la librairie Charybde, rue de Charenton : « Berthet regarda, au-dessus de la vitrine, les affiches des auteurs qui étaient venus signer. » (Jérôme Leroy, L’ange gardien, éditions Gallimard, Série noire, 2014, p. 60.) Signer, c’est-à-dire dédicacer leurs livres. Il faudrait : « les affiches présentant le visage des auteurs… ».

« De Gaulle […] avait donné corps à la fulgurante formule de Péguy : “La République une et indivisible, c’est notre Royaume de France.” Il avait séparé le président de la République […] et le Premier ministre, afin de donner réalité à la distinction subtile de l’inspirateur des Cahiers de la Quinzaine, entre mystique et politique. » (Éric Zemmour, Le suicide français, éditions Albin Michel, 2014, p. 517.) Peut-on se contenter d’écrire, en ajoutant un participe : « afin de don­ner réalité – ou corps – à la distinction subtile, faite par l’inspirateur des Cahiers de la Quinzaine, entre mystique et politique » ?

Non, car le passage demeure très imprécis. On se demande pourquoi Charles Péguy est qualifié d’« inspirateur » des Cahiers de la Quinzaine. Zemmour a-t-il eu du mal à relire ses fiches ? Je pense qu’il a voulu dire ceci : « … afin de don­ner corps à la distinction subtile qu’il [= de Gaulle] faisait, sous l’inspiration du fondateur des Cahiers de la Quinzaine, entre mystique et politique. »

 

Le paragraphe qu’on va lire est d’Aude Terray, il est extrait d’un livre où elle reconstitue les derniers mois de la vie de Pierre Drieu la Rochelle.

« Son admiration [= l’admiration qu’éprouve Drieu la Rochelle] pour la puissance et le corps masculin ne l’a pas conduit à l’homosexualité qu’il méprise et assimile à la décadence. Mais l’ambivalence est là, tiraillant Drieu. Il se complaît à décrire le trouble des frôlements en jouant avec les garçons de son âge dans la cour de récréation, évoquant son baiser dans la nuque à un collégien en rang pour l’appel, une morsure jusqu’au sang de la main d’un autre, et plus tard une tentative avortée, une nuit avec un camarade de régiment. » (Aude Terray, Les derniers jours de Drieu la Rochelle, 6 août 1944-15 mars 1945 ; éditions Grasset, 2016, p. 216.)

Commençons par les fautes qui ne se rapportent pas directement à notre propos. Il faudrait une virgule après le mot homosexualité, la relative qui suit ayant une valeur explicative. Ensuite, le gérondif « en jouant » crée une fausse simultanéité entre l’action qu’il exprime et celle qui est énoncée par « se complaît ». Aude Terray aurait dû écrire : « Il se complaît à décrire le trouble que lui causèrent les frôlements subis en jouant… ». Ensuite, il est maladroit de faire se succéder le gérondif « en jouant » et le participe « évoquant ». Mettez plutôt un point après récréation, puis écrivez : « Il évoque le baiser qu’il déposa sur la nuque d’un collégien alors qu’ils étaient en rang pour l’appel… » ; quant au complément circonstanciel de temps, « une nuit », placez-le entre deux virgules.

Le nom morsure semble être utilisé pour désigner l’action de mordre. Bien évidemment, ce nom ne devrait pas être construit avec la préposition de. Là aussi, ajoutons un participe : « une morsure jusqu’au sang faite à la main d’un autre », ou plus simplement : « la main d’un autre mordue jusqu’au sang ».

Dans mes suggestions, j’ai mis au passé simple les verbes qui évoquent les actions situées dans l’enfance de Drieu la Rochelle, mais l’ensemble du livre montre qu’Aude Terray, pour la relation des événements antérieurs au récit principal, préfère employer le passé composé, pourtant si lourd ; peut-être obéit-elle aux objurgations si souvent faites par Philippe Sollers : le passé simple serait démodé, inutilisable. Alors plutôt biffer quelques verbes et quelques participes, plutôt se passer des relatifs, que de recourir à ce temps verbal funeste… Résultat : les phrases donnent l’impression fâcheuse de n’être que la transcription hâtive d’une improvisation orale faite par quelqu’un qui ne trouve jamais ses mots.

 

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