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14 mars 2015 6 14 /03 /mars /2015 10:10

Voici les plus anciennes attestations que j’aie trouvées de cette construction qui nous vient si vite aux lèvres mais s’avère si rarement utile :

« “Un des faits qui m’a permis d’établir ma conception de la psychologie individuelle, c’est la démonstration du sentiment d’infériorité plus ou moins conscient qui existe chez toutes les femmes et chez toutes les petites filles du simple fait qu’elles sont femmes. […]” (Adler). » (Henry de Montherlant, Les lépreuses, 1939, « Appendice » ; Folio, p. 243.) Montherlant cite la traduction d’un texte du psychologue Alfred Adler, manifestement telle qu’elle existait à son époque, sans corriger la faute qu’elle contient. Et lui-même commet dans le corps du roman la même faute, du moins graphiquement, lorsqu’il écrit : « Le temple dit de la Madeleine, bien qu’exagérément crasseux, est un des rares monuments de Paris qui ait de la majesté. Costals se sent le goût d’y entrer. » (Les lépreuses, éditions Grasset, 1939, p. 184 ; Gallimard, collection Folio, p. 190.)

Le narrateur d’un roman de Queneau décrit Oscar, l’un des membres du petit groupe de jeunes gens débrouillards avec lesquels il vient de se lier. Le jeune homme gagne sa vie en vendant des « tuyaux » aux abords des champs de courses : « Ce fut un des premiers de la bande qui me considéra comme un frère ; je l’accompagnais parfois sur le champ, au Tremblay, à Maisons, tout autour de Paris. » (Raymond Queneau, Odile, roman paru en 1937, Gallimard ; p. 18 du volume de la collection L’Imaginaire, reprint de l’édition de 1964 ; idem dans le volume Romans, I, de la Bibliothèque de la Pléiade, 2002, texte établi par Jean-Pierre Longre, p. 523.) L’incohérence nous saute aux yeux et aux oreilles. Il aurait fallu dire : « Ce fut le premier de la bande qui me considéra… ».

En l’occurrence, la faute est d’autant plus étonnante que, deux pages plus haut, Queneau avait écrit : « Un copain de S… y logeait également ; ce fut une des raisons qui me firent juger digne d’être admis dans un petit groupe de jeunes gens qui pratiquaient l’art de vivre sans se fatiguer. » (Odile, L’Imaginaire, p. 16-17.)

Quelques années plus tard, sous la plume de Simone de Beauvoir : « [D]ans beaucoup de cas, la prostituée aurait pu gagner sa vie par un autre moyen : mais si celui qu’elle a choisi ne lui semble pas le pire, cela ne prouve pas qu’elle a le vice dans le sang ; plutôt cela condamne une société où ce métier est encore un de ceux qui paraît à beaucoup de femmes le moins rebutant. » (Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, tome 2 : L’expérience vécue ; chapitre VIII : « Prostituées et hétaïres » ; éditions Gallimard, 1949, collection Folio-essais, p. 426.)

 

1. Erreurs faciles à corriger :

 

Un certain Fabrice Gabriel a écrit, à propos de L’irréversible et la nostalgie de Vladimir Jankélévitch, que c’est « l’un des plus beaux livres qui soit sur la musique » (dans Les Inrockuptibles, n° 249, juin 2000, p. 37).

Portrait de D. (Dominique Rolin) par Philippe Sollers : « [P]er­sonne ne peut porter des pendants d’oreilles comme D. À l’espagnole, justement, bien qu’elle soit belge, ou plutôt hollandaise, ou plutôt juive polonaise, ou plutôt, tout simplement, une des plus belles femmes qui ait jamais existé. » (Ph. Sollers, Un vrai roman. Mémoires, éditions Plon, 2007 ; réédition en Folio, p. 101.)

« [M]ême le changement d’étage d’André Breton, le locataire d’en face, figure sur l’un des rapports établi à partir des confidences d’un marchand de tableaux, anticommuniste notoire, que le service des cadres de Lecœur [= Auguste Lecœur] a retourné depuis qu’il s’est compromis dans une sale histoire de ballets roses. » (Gérard Guégan, Qui dira la souffrance d'Aragon ?, éditions Stock, 2015, p. 25.)

« “J’étais étranger, et vous m’avez recueilli” […]. Ces mots sont extraits de ce qu’on appelle les œuvres de miséricorde décrites dans l’Évangile selon saint Matthieu, l’un des textes qui constitue le Nouveau Testament. » (Alain Korkos, Histoires d’enfants en 50 chefs-d’œuvre, éditions de La Martinière Jeunesse, 2013, p. 124.) Cet accord est absurde, car le Nouveau Testament est constitué de plusieurs écrits, dont les quatre évangiles. La mise au pluriel du verbe de la proposition relative s’impose.

Entre le 16 août et le 30 décembre 1957, Pablo Picasso s’isole dans son atelier pour « dialoguer » avec Les Ménines de Vélasquez, qu’il va analyser, décomposer, transformer… L’écrivain-éditeur Alain Serres nous décrit cette expérience : « Pour réinventer [sic] “ses” Ménines, Picasso revisite d’abord chacun des éléments qui compose le tableau de Vélasquez. Il défait, démolit, fracasse, mais tous les éléments essentiels demeurent debout ! » (Alain Serres, Et Picasso peint les enfants, éditions Rue du Monde, 2014, p. 29.)

Écrit et façonné de main de maître par Alain Serres, le livre est splendide, ne serait-ce qu’en raison des magnifiques reproductions qui s’y trouvent. Mais certaines des phrases qu’il contient auraient mérité une meilleure relecture : dans l’énoncé « réinventer “ses” Ménines », le préfixe - et le possessif sont redondants ; ensuite, ce sont plusieurs éléments qui peuvent composer un tableau : il est donc particulièrement maladroit de vouloir que « compose » soit au singulier.

« Gallimard est l’un des rares éditeurs de littérature à s’être, dans la première moitié du XXe siècle, engagé dans la bibliophilie et le seul à avoir poursuivi avec succès, dans la seconde moitié, les mutations qui ont fait évoluer la bibliophilie vers ce qu’on appelle le “livre d’art”. » (Michel Melot, « Le livre d’art chez Gallimard », dans Gallimard 1911-2011 : Lectures d’un catalogue ; les Entretiens de la Fondation des Treilles, éditions Gallimard, les Cahiers de la NRF, 2012, p. 273.) Passons sur : poursuivre des mutations qui font évoluer

Parmi les quinze exposés transcrits dans ce livre, plusieurs comportent des phrases lourdement formulées ou très mal relues. Pour ce qui est de la phrase que je cite, on se demande bien pourquoi « engagé » n’y est pas au pluriel, l’auteur ayant justement pris soin d’opposer « l’un des rares… » à « le seul ».

 

L’ignorance des professionnels a été constatée par Renaud Camus, qui écrit dans Vue d’œil, journal 2012 (éditions Fayard, 2013, p. 189) :

« J’étais étonné qu’il pût y avoir encore des correcteurs au Monde, étant donné l’état grammatical et stylistique du journal. Apparemment leur fonction consiste à ajouter des fautes d’orthographe aux textes qu’on leur envoie (sur demande de la rédaction). Ainsi, dans le texte que m’avait demandé Nicolas Weill, j’avais écrit : “Il [le parti de l'In-nocence] est attaché à la culture et à la civilisation françaises, qu’il estime compter parmi les plus précieuses qu’ait élaborées l’humanité.” Or la phrase, après correction rédactionnelle, est devenue : “Il est attaché à la culture et à la civilisation françaises, qu’il estime compter parmi les plus précieuses qu’ait élaboré l’humanité” (faute que, bien entendu, certains commentateurs se font un plaisir de m’attribuer…). »

Les simplificateurs ne préconisent même plus : « qu’ait élaborée » !… Nombre et genre : tout leur pèse, tout doit s’effacer.

Les plus anciennes attestations de cette construction défectueuse semblent remonter aux années 1930, comme le montrent les phrases extraites d’Odile et des Lépreuses que j’ai citées en commençant. Je viens d’en découvrir une ou deux autres, qui nous viennent de la même époque :

« Il lui semblait [= à Alice] que tout s’en allait avec Gilles. Elle eut dans les os un de ces frémissements terribles qui annonce la mort dans la vie d’un être. » (Pierre Drieu la Rochelle, Gilles ; éditions Gallimard, 1939, texte complété en 1942 ; dans Romans, récits, nouvelles, Bibliothèque de la Pléiade, 2012, p. 988.) Or le Folio de 1973 portait : « un de ces frémissements terribles qui annoncent la mort » (p. 241). Qui est responsable de la bourde affichée ainsi sur papier bible ?

Hélène Baty-Delalande, qui s’est chargée d’établir et d’annoter le texte de Gilles, déclare dans sa « Note sur le texte » (Romans, récits, nouvelles, p. 1741) avoir « corrigé tacitement les fautes d’impression, ainsi que les classiques confusions entre “plutôt” et “plus tôt”, entre futur de l’indicatif et conditionnel présent », et avoir normalisé « des graphies fluctuantes ». L’éditrice a donc fort bien pu s’imaginer qu’en remplaçant « annoncent » par « annonce », elle corrigeait une « faute d’impression »… Avis aux possesseurs de l’originale de 1939 ou de l’édition corrigée de 1942 : Drieu avait-il réellement fait imprimer : « annonce » ?

Voici un autre passage de ce roman (on y constatera que, du point de vue de la syntaxe, il n’y a pas de différence entre les constructions un des… et aucun des…).

Le père de la jeune femme que Gilles Gambier courtise s’est suicidé. Appelé pour constater le décès, le médecin de l’état civil (ou médecin des morts) se présente au domicile du défunt : « Le médecin des morts était un homme mort. Aucun des sentiments qui aurait pu le rendre un peu dangereux ne semblait l’habiter : l’envie, la rancune, la méfiance, la haine. Il semblait absolu­ment ignorer l’existence d’un monde tragique. » (Drieu la Rochelle, Gilles, en Folio, p. 176, et dans Romans, récits, nouvelles, Bibliothèque de la Pléiade, p. 939.)

La page est superbe, mais comment une telle bourde a-t-elle pu s’y introduire et y demeurer ? Le texte est identique dans le Folio et dans le volume de la Pléiade : donc la faute est très vraisemblablement imputable à l’auteur. S’il a eu raison de mettre au singulier « semblait » (puisque le sujet de ce verbe est le pronom aucun), Drieu a eu tort de faire de même avec « aurait ».

Pour être conséquente avec les principes qu’elle énonce dans sa « Note sur le texte », Mme Baty-Delalande aurait dû corriger la désinence de ce verbe.

 

Ces erreurs sont loin de concerner seulement la graphie. Il suffit que le verbe employé dans la relative présente une différence de radical entre les formes du singulier et celles du pluriel, ou que ce verbe soit mis à un temps composé, pour que le non-accord vous heurte et la vue et l’ouïe. Les extraits qu’on va lire en donnent une claire illustration :

« Plus qu’un écrivain, Pierre Drieu La [sic] Rochelle est, pour certains, une région de l’âme. C’est une de ces machineries qui sert à mesurer le taux intime de mélancolie, les intermittences du cœur, les mouvements du sang, de l’enthousiasme, de la lâcheté. Et toujours, dou­teux personnage, il renseigne infailliblement. » (Jean-Paul Enthoven, Les enfants de Saturne, Grasset, 1996 ; Folio, p. 41.)

« Si Joyce n’a rien dit, c’est peut-être parce qu’il se savait face à l’homme dont il comptait anéantir le cliché que le monde était en train de construire à partir de son roman. Oui, peut-être qu’un des éléments qui a mené à la création d’Ulysse a été le désir de détruire À la recherche du temps perdu. » (Charles Dantzig, À propos des chefs-d’œuvre, éditions Grasset, 2013, p. 216.) Dantzig évoque ici le dîner de 1922 qui a réuni Proust et Joyce, au cours duquel ces deux monstres sacrés de la littérature du XXe siècle n’ont échangé que des banalités.

« [D]ans tous mes articles et dans certains chapitres de mes livres j’ai réclamé, on s’en est gaussé, qu’on fît une cérémonie lors de chaque octroi de naturalisation. Un des rares points sur lequel je suis d’accord avec Jean-Pierre Chevènement et Pierre Chaunu. Il faut donner la citoyenneté comme on donne la Légion d’honneur. » (Jean Daniel, La blessure, suivi de : Le temps qui vient ; éditions Grasset, 1992, p. 269 ; passage reproduit à l’identique, « en guise d’introduction », dans Comment peut-on être français ? Écrits 1971-2011 sur l’immigration, le racisme et l’identité nationale, par Jean Daniel, éditions les Belles Lettres, 2012, p. 14.)

Bernard Frank (déjà cité dans « Un de ces » : tour nécessaire ou simple tic verbal ?) avait écrit dans Géographie universelle, livre paru en 1953 : « Une des raisons qui m’a fait accorder de l’attention à l’Angleterre, c’est que ses habitants sont en majorité de confession protestante et j’ai eu longtemps une mythomanie du protestant. » On trouve cette phrase, telle quelle, dans Géographie universelle, suivi de : Israël (éditions Flammarion, 1989, p. 40).

Si on le rapproche de la phrase de Beauvoir citée plus haut, cet exemple indique que l’incorrection s’était alors profondément ancrée dans l’usage, au moins à l’oral…

 

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